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ressé. Quand la satire va jusque-là, elle mérite un autre

nom.

Molière avait en quelque sorte tracé dans Don Juan le plan de Tartuffe. Don Juan ayant été vivement attaqué, Tartuffe devait être plus mal reçu encore. La pièce n'était pas achevée lorsque les trois premiers actes furent joués à Versailles; le roi les trouva bons; cependant il fit avertir l'auteur quelques jours après, dans la crainte du scandale, de ne pas les donner au théâtre.. Un placet de Molière avait fini par lui obtenir une permission de vive voix, et la représentation allait avoir lieu, quand Lamoignon, président du parlement, la fit défendre jusqu'à nouvel ordre. On a prêté à Molière, à cette occasion, un mot assez piquant : « Nous ne jouerons pas le Tartuffe, aurait-il dit, parce que M. le président ne veut pas qu'on le joue. » Lamoignon n'était rien moins que Tartuffe, et Molière n'eût pas été si maladroit. D'ailleurs les éloges qu'il donne au président, dans son second placet, réfutent victorieusement cette supposition. Enfin, contre vents et marées, Tartuffe fut joué. Jamais sujet ne parut moins propre à la comédie. Rien, au contraire, de plus triste, de plus odieux, de plus tragique; Tartuffe est un imposteur et un séducteur, la difficulté était d'en faire un personnage ridicule. Le génie de Molière pouvait seul tenter la chose avec succès. Il a mis son imposteur successivement en présence d'une femme jeune et brillante, d'un jeune homme ardent, d'un honnête homme plein de franchise; chacun de ces caractères sert à mettre en relief celui du Tartuffe. Ce n'était pas assez; tous ces personnages sont trop graves pour rire de tant d'actes odieux; Molière crée celui d'une servante qui, par son audace, fait ressortir l'affectation de l'hypocrite. Quant à Mme Pernelle, elle n'a pas besoin du secours des autres, elle est toujours risible. L'art infini de la pièce ne doit pas, néanmoins, nous fermer les yeux sur les reproches qu'elle mérite à un autre point de vue. Sous prétexte d'immoler au ridicule la fausse dévotion, l'auteur attaque la vraie, sciemment ou non; il y a bien une scène consacrée à les distinguer l'une de l'autre ; mais toute la verve est dans l'attaque, et la défense reste faible. On sent, c'est un admirateur zélé de Molière qui s'exprime ainsi, on

sent que ce qui est dit en faveur de la vraie dévotion, ne part pas du cœur. La modestie est tournée en dérision par une soubrette; le langage de la dévotion étrangement travesti devient un jargon indécent; et cette admirable doctrine qui subordonne à un objet divin toutes les affections naturelles, est bafouée comme le code de l'égoïsme, de la dureté, de l'insensibilité. Voilà pourquoi Bourdaloue tonnait si fortenement en chaire contre cette comédie, que Louis XIV couvrait de sa puissante protection. Ce n'était pas là du fanatisme; c'était, comme on l'a remarqué, l'action d'un grand philosophe et d'un grand homme d'État. « Dans le système actuel qui sépare absolument la religion du gouverment, l'observation de Bourdaloue est purement morale et chrétienne; mais d'après la constitution de l'État sous Louis XIV, le prédicateur parlait en citoyen, en politique; la religion était le plus ferme appui de l'autorité; tout ce qui intéressait l'autel, intéressait le trône... C'est un grand mal sans doute qu'un scélérat couvre ses crimes et ses débauches du voile sacré de la religion; mais c'est un bien plus grand mal que le respect pour la religion s'affaiblisse dans l'esprit du peuple, lorsque cette religion est la base de la constitution nationale et de la tranquillité publique. Tout se tient dans l'édifice social; une seule pierre qui se détache peut causer sa ruine'. » Au reste, nous le répétons, nous ne prétendons en rien toucher à la perfection dramatique de ce chef-d'œuvre, et nous n'hésitons pas à le placer immédiatement après le Misanthrope, au-dessus duquel il n'y a rien.

Ce n'est plus, cette fois, une famille, une coterie qui est livrée à la risée ; c'est la société presque entière qui est transportée sur la scène avec ses vices et ses ridicules dont la satire doit faire justice. Plus le plan est vaste et le but audacieux, plus l'auteur est sobre de moyens dramatiques; rien de pénible, rien de compliqué. Six ou sept personnages comparaissant successivement devant un censeur de leurs défauts, atteint lui-même d'une manie sauvage qui l'expose justement à la risée de ceux dont il condamne. légitimement la conduite et les discours. On a critiqué l'inGeoffroy.

trigue comme n'étant ni forte, ni vive; le reproche n'est pas fondé. Qu'importe la longueur des scènes, si elles sont bien remplies, si l'action marche, si les caractères se développent? et quelle force! quelle vérité! quelle finesse dans ces caractères !

Dans le Tartuffe, Molière avait trouvé le secret de faire rire d'un personnage, il unit ici deux qualités encore plus difficiles à concilier: il compose un caractère à la fois respectable et risible. « Ah! Molière, s'écriait le vertueux Montausier, à qui l'on tâchait de persuader qu'on avait voulu le peindre dans le Misanthrope, que n'ai-je le bonheur de ressembler à cet honnête homme ! » Ce n'est donc pas la vertu d'Alceste, comme l'a cru Fénelon, c'est son humeur qui prête à rire. Le but de toute la pièce est cette tolérance sociale, essentielle, il faut le dire, au repos de chacun, et dont la devise est renfermée dans ce vers de Philinte :

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont; maxime qu'il ne faut pas outrer non plus, sous peine de tomber dans l'indifférence d'un dangereux optimisme.

Des écrivains d'un esprit judicieux et d'une autorité imposante ont jugé sévèrement Molière. Boileau l'accuse d'avoir fait trop souvent

Grimacer ses figures,

Quitté pour le bouffon l'agréable et le fin,

Et sans honte à Térence allié Tabarin;

La Bruyère, de n'avoir pas su éviter « le jargon et le barbarisme; » Fénelon, « d'outrer souvent les caractères; » ou encore, « en pensant bien, de parler souvent mal, de se servir des phrases les plus forcées et les moins naturelles, et d'employer, pour exprimer ce que Térence dit en quatre mots avec la plus élégante simplicité, une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. » Vauvenargues, en reconnaissant que « Molière a joué avec un agrément inexplicable les petits sujets, que ses dialogues jamais ne languissent, qu'une forte et continuelle imitation des mœurs passionne ses moindres discours, lui reproche d'avoir pris des sujets trop bas, de n'avoir saisi la nature que dans l'humeur et les bizarreries des gens du commun; » après quoi

vient la conclusion: « On trouve dans Molière tant de négligences et d'expressions bizarres et impropres, qu'il y a peu de poëtes, si j'ose le dire, moins corrects que lui. » Nous ne discuterons pas ces jugements, auxquels néanmoins il serait facile de répondre sur plus d'un point. Nous nous contenterons de rappeler qu'un des grands principes de la critique littéraire c'est de juger un auteur par ce qu'il a de bon. On doit regretter sans doute que Molière soit quelquefois descendu si bas; aussi n'est-ce point là-dessus que l'on a prétendu jamais établir sa gloire. On peut avouer encore qu'il y a des taches dans ses plus belles pièces, et qu'elles ne sont absolument irréprochables ni pour le fond ni pour la forme; elles n'en restent pas moins des chefs-d'œuvre. Sans doute ils ne devaient pas être les derniers : il y avait bien des vices et des ridicules encore à traduire sur la scène, et le génie du grand poëte n'était pas épuisé. La mort est venue plus tôt qu'il ne l'attendait. « Il lui prit une convulsion en prononcant juro, dans le divertissement de la réception du Malade imaginaire. On le rapporta mourant chez lui, rue Richelieu; il fut assisté quelques moments par deux de ces religieuses qui viennent quêter à Paris pendant le carème, et qu'il logeait chez lui. Il mourut entre leurs bras, étouffé par le sang qui lui sortait de la bouche, le 17 février 1673, âgé de cinquante-trois ans '. »

LA FONTAINE.

« Un homme, dit la Bruyère, parait grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu'il vient de voir s'il se met à écrire, c'est le modèle des bons contes; il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point ce n'est que légèreté, qu'élégance, que beau naturel, et que délicatesse dans ses ouvrages. » Cet homme est la Fontaine, que Boileau n'a pas eu le courage de nommer dans son Art poétique, parce que celui-ci avait eu le courage de rester fidèle au malheur.

La Fontaine (Jean de ) 2 ne révéla rien dans son enfance

1 Voltaire.

2 Né le 8 juillet 1621, à Château-Thierry, de Charles de la Fontaine, maitre des eaux et forêts, et de Françoise Pidoux.

de ce qu'il devait être un jour. Après des études faites avec mollesse et sans succès, il se crut appelé à l'état ecclésiastique et entra au séminaire de Saint-Magloire. Il n'y resta qu'un an. Revenu à la maison paternelle, il mena une vie de désœuvrement et de plaisirs dont on essaya vainement de le tirer en lui faisant épouser, en 1647, Marie Héricart. A la mort de son père, il se trouva maître des eaux et forêts. Il ne paraissait pas s'en douter; et la nonchalance qu'il appor-tait dans l'exercice de sa charge était telle, qu'il ignorait es termes de son métier, et ne les apprit qu'assez tard dans le Dictionnaire universel. S'il visitait quelquefois ses vieux arbres et ses ruisseaux murmurants, ce n'était sans doute que pour égarer ses pas dans de plus longues promenades, et pour s'abandonner plus librement à ses rêveries solitaires. Son esprit sommeillait ainsi, quand une ode de Malherbe, récitée par hasard devant lui, l'éveilla subitement et l'enflamma d'amour pour la poésie. Il prit l'auteur, le lut tout entier avec transport, et tâcha de l'imiter. Voiture, auquel il s'attacha ensuite, fut fort de son goût et pensa le gâter. Heureusement Pintrel, son parent, et Maucroix, son ami de collége, ayant vu ses premiers essais, lui persuadèrent d'étudier les anciens. En grec, il choisit pour ses auteurs de prédilection Platon et Plutarque, qu'il lisait dans des traductions, faute de savoir leur langue; en latin, il fit ses délices de Virgile, d'Horace, de Térence, qu'il pouvait aborder directement. En même temps il s'inspirait de Rabelais, de Marot, de Desperriers, de Regnier, de d'Urfé, dont l'Astrée avait pour lui beaucoup de charme. Le premier fruit de ces études fut une traduction en vers de l'Eunuque de Térence, qui ne fut jamais représentée et ne méritait pas de l'être. Cette œuvre médiocre, par laquelle le nom de la Fontaine commença à se produire, parut en 1654; l'auteur avait trente-trois ans. Il ne se pressait pas d'arriver à la gloire.

La même année, l'un des parents de sa femme, Jannart, ami et substitut de Fouquet, emmena le poëte à Paris pour le présenter au surintendant. Fouquet se l'attacha et lui fit une pension de mille francs, à condition qu'il en acquitterait chaque quartier par une pièce de vers. Ces petites compositions sont les premières productions originales de la Fon

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