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et

temps qu'il traduisit l'Imitation, non, comme on l'a dit, pour expier les erreurs de sa jeunesse, mais pour se consoler de son malheur et aussi par amour pour ce beau livre; car le grand Corneille était religieux, et son frère nous apprend que pendant trente ans il dit tous les jours son bréviaire et qu'il avait l'usage des sacrements. Le découragement de Corneille, à la suite de son échec, avait été si grand, qu'il s'était décidé à renoncer au théâtre, s'apercevant qu'il devenait trop vieux pour être encore à la mode. » Pendant six ans il demeura fidèle à sa résolution. Mais, en 1659, le surintendant Fouquet entreprit de rendre à la scène le beau talent dont elle était veuve. Il parvint en effet à triompher de cette résolution « qui se pouvait encore rompre », Corneille eut la faiblesse de se laisser engager à plus qu'il ne pouvait désormais tenir. Il donna Edipe, puis la Toison d'or, pièces tout à fait médiocres, se releva avec quelque force et un certain éclat dans Sertorius (1662), et enfin continua de tomber dans Sophonisbe, Othon, Agésilus, Attila, Bérénice, Pulchérie et Suréna, qui n'offrent plus qu'un souvenir presque entièrement effacé de ses belles années. Cette triste décadence s'achève en 1674. Quelques années après, Corneille disait : « Ma poésie s'en est allée avec mes dents. » Ainsi il se survécut en quelque sorte; pendant ses dix dernières années il resta oublié, et lorsqu'il mourut (1er octobre 1684), cet événement fit si peu d'impression à la cour, que Dangeau se contenta d'écrire dans son journal: « Jeudi 5, on apprit à Chambord la mort du bonhomme Corneille. »

Revenons un instant sur l'appréciation générale de Corneille. La première chose qui nous frappe dans ses œuvres, c'est cette singulière inégalité qui nous fait passer des conceptions les plus hautes à des compositions si faibles, qu'on n'y trouve pas même l'habileté ni la présence d'esprit d'un tragique de profession. Ces contrastes se montrent quelquefois dans une même pièce; la grandeur le jette dans l'emphase, l'éloquence dans la déclamation, le raisonnement dans la subtilité de l'école, les pensées les plus élevées dans l'abus des sentences. Mais, ces défauts relevés, « où trouvera-t-on, c'est encore son rival de gloire qui s'exprime ainsi, un poëte

qui ait possédé à la fois tant de grands talents', tant d'excellentes parties, l'art, la force, le jugement, l'esprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets! Quelle véhémence dans les passions! Quelle gravité dans les sentiments! Quelle dignité, et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns aux autres! Parmi tout cela, une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres du monde qu'il faisait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin, ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation, qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres. Personnage véritablement né pour la gloire de son pays, comparable, je ne dis pas à tout ce que l'ancienne Rome a eu d'excellents tragiques, puisqu'elle confesse elle-même qu'en ce genre elle n'a pas été fort heureuse, mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes ne s'honore pas moins que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivaient en même temps qu'eux.>> A cet éloge que la Bruyère a presque répété et que la postérité a ratifié, nous n'ajouterons qu'un mot; c'est que Corneille est le plus moral de nos poëtes tragiques. Chez lui, l'héroïsme se montre sous toutes ses faces; dans Horace, l'héroïsme du père et du citoyen; dans Cinna, l'héroïsme de la clémence; dans Polyeucte, l'héroïsme de la religion, etc. Par ce spectacle continuel de la vertu, même lorsqu'il nous émeut le plus vivement, il tient toujours notre âme à une grande hauteur, et la remplit du sentiment de la dignité de l'homme. Les modèles qu'il nous présente ne sont pas assez élevés pour décourager notre faiblesse; en les admirant, nous pouvons espérer d'y atteindre. On ne trouve plus ce caractère chez ses successeurs. « La passion, contenue dans Corneille par des principes sévères, par une moralité qui a conscience d'elle-même et qui proclame ses principes, n'est

plus combattue dans Racine que par des habitudes morales; ce frein s'affaiblit dans Voltaire, et les dramaturges modernes l'ont complétement rejeté... Le principe moral a eu sur notre théâtre le sort de la fatalité chez les anciens, et la tragédie a été moins morale à mesure qu'elle est devenue plus pathétique '. »'

Corneille (Thomas), frère de Pierre, naquit vingt ans après lui, à Rouen, le 20 août 1625, et, tant que le grand Corneille vécut, s'appela Corneille le jeune. « C'était, dit Voltaire, un homme d'un très-grand mérite et d'une vaste littérature; et, si vous exceptez Racine, auquel il ne faut comparer personne, il était le seul écrivain de son temps qui fût digne d'être le premier au-dessous de son frère. » Après plusieurs essais plus ou moins heureux dans la comédie, Thomas Corneille donna cinq tragédies en quatre années Timocrate, Bérénice, la Mort de l'empereur Commode, Darius, Stilicon. Trois de ces pièces, Timocrate, Stilicon et Commode, eurent un grand succès. Cette dernière surtout excita un véritable enthousiasme, et elle le méritait. C'est de toutes les pièces de Thomas la mieux conduite. Il y a de l'intérêt dans l'action et de l'effet dans le dénoùment. Après plusieurs autres ouvrages, parut la tragédie d'Ariane, composée, dit-on, en dix-sept jours. Elle soutint la concurrence avec le Bajazet de Racine, que l'on jouait à la même époque. Voltaire doute que Pierre Corneille eût mieux fait le rôle d'Ariane que son frère. On trouve dans cette pièce des beautés de sentiment, des situations qui entraînent; mais il n'y a qu'un rôle la versification est d'une faiblesse extrême, quoiqu'elle offre beaucoup de vers heureux et naturels, auxquels tout l'art de Racine ne pourrait rien ajouter.

Dans le Comte d'Essex, Thomas a violé l'histoire d'une manière étrange, et défiguré les caractères du comte et d'Élisabeth, sans que le drame de cette tragédie soit bien fait, ni l'action vraiment attachante. Cependant cette pièce est restée au théâtre. Parmi ses comédies, une seule mérite d'être mentionnée, c'est le Festin de Pierre de Molière, que Thomas a mis en vers quelquefois pleins de verve comique,

1 M. Géruzez, ibid.

d'autres fois pleins d'élévation. Dans les quarante-deux ouvrages que Thomas fit pour le théâtre, on reconnaît l'art de conduire une pièce, d'amener les situations, de les varier, de leur prêter un intérêt touchant; mais le style, qui seul fait vivre les œuvres, est trop souvent chez lui privé de force, d'élégance et d'harmonie. Ses vers ressemblent, la plupart du temps, à une prose commune, incorrecte et négligée.

Thomas joignait à une littérature immense, une mémoire prodigieuse; il retenait et récitait dans le monde ses pièces tout entières. Il était d'une conversation aisée; ses expressions vives et naturelles la rendaient légère sur quelque sujet qu'elle roulât. Il joignait à une politesse parfaite le cœur le plus tendre et le caractère le plus modeste. La plus touchante amitié l'unissait à son frère. Il prenait plaisir à l'appeler le grand Corneille, sans jamais faire sur lui-même un fâcheux retour à ce sujet; au contraire, et malgré l'excès de la faveur publique qui aurait pu l'éblouir et l'offusquer, il sentait et proclamait de bonne foi la supériorité de son aîné. Thomas Corneille mourut aux Andelys, le 8 décembre 1709.

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« Quels perfectionnements pouvait recevoir la tragédie après Corneille? Perfectionner comprend deux choses, compléter et corriger. On ne pouvait compléter la tragédie après Corneille, qu'en y faisant entrer d'autres caractères et d'autres passions; la corriger, qu'en la purifiant de tous les vices, soit de fond, soit de langage, nés de quelques fausses vues de Corneille et de l'époque où il écrivait..... On demandait, après Corneille, des héros qui fussent plus des hommes, des femmes qui fussent moins des héros. On voulait une plus grande part pour le cœur, et une langue sinon plus belle que celle des beaux endroits de Corneille, du moins plus exacte que celle de ses pièces faibles, et, en général, plus pure et plus égale 1.» A Racine était réservé l'honneur d'accomplir ce double vœu de ses contemporains.

Élevé dans la solitude de Port-Royal, Racine n'était encore connu que par une ode intitulée la Nymphe de la Seine,

M. Nisard, t. 1. — 2 Né à la Ferté-Milon le 21 décembre 1639.

lorsqu'il vint présenter à Molière une tragédie sur les aventures romanesques de Théagène et Chariclée. Molière, tout en trouvant cette production faible, y entrevit sans doute le germe d'un grand talent; il encouragea le jeune homme, le secourut de sa bourse, et lui conseilla de traiter le sujet plus tragique de la Thébaïde.

La Thébaïde, qui fut jouée en 1664, et Alexandre, qui le fut l'année suivante, sont encore de l'école de Corneille, et, comme il arrive d'ordinaire, le disciple n'imite guère du maître que ses défauts, les intrigues compliquées, les raisonnements subtils, la galanterie mêlée de politique. Ce n'était pas là ce que désirait le public, et plus d'un spectateur était tenté de s'écrier, comme le convive du repas ridicule dans Boileau :

Je ne sais pas pourquoi l'on vante l'Alexandre;

Ce n'est qu'un glorieux qui ne dit rien de tendre.

Le règne des vieux illustres, ainsi que Corneille appelait ses personnages, était passé; celui des doucereux commençait. C'est dans Andromaque (1667) que Racine se révèle pour la première fois; à l'apparition de cette pièce, on vit se renouveler l'étonnement qu'avait excité le Cid. On sentait que l'art venait de faire encore un pas, et qu'il y avait là quelque chose de nouveau et de durable. Corneille avait épuisé l'admiration en peignant les hommes tels qu'ils devraient être; Racine les allait montrer tels qu'ils sont, et par là toucher les cœurs. Aussi n'est-ce pas au genre de Sophocle qu'il s'attache, mais à celui d'Euripide, qu'Aristote appelle le plus tragique, c'est-à-dire le plus pathétique, le plus touchant des poètes, celui qui nous fait le mieux sympathiser avec ses personnages et entrer dans tous leurs sentiments. C'est à Euripide que Racine emprunte le sujet d'Andromaque. « Mais, dit-il dans sa préface, quoique ma tragédie porte le même titre que la pièce d'Euripide, le sujet en est pourtant très-différent. Andromaque, dans Euripide, craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu'elle a eu de Pyrrhus et qu'Hermione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s'agit point de Molossus; Andromaque ne connaît point d'autre mari qu'Hector ni d'autre fils qu'Astyanax. La plu

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