Page images
PDF
EPUB

de son siècle. Nous croyons de même que les Réflexions ou sentences et maximes morales, comme porte le titre, ont en vue la nature humaine de tous les temps et de tous les lieux. Ce qui est vrai, c'est que les circonstances où se trouva la Rochefoucauld durent le porter aisément à tout ramener au principe de l'égoïsme et de l'amour-propre. Mêlé dès son enfance à toutes les intrigues, il écrit avec les impressions et les souvenirs de la Fronde, et son ouvrage porte l'empreinte de cette époque désolée où l'ambition fut sans grandeur, le dévouement sans noblesse, où les intérêts les plus petits se couvrirent du prétexte de bien public, où les héros de cette guerre ridicule étaient bien moins occupés de faire triompher leur cause que de tirer auprès de l'autorité royale le meilleur parti possible de leur soumission. D'ailleurs, au rapport du cardinal de Retz, quoique le duc de la Rochefoucauld eût « un bon fonds de raison, sa vue n'était pas assez étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée. » Il n'est donc pas étonnant qu'il n'ait aperçu qu'un côté de l'homme et qu'il l'ait pris pour l'homme tout entier. Puis, « il y a toujours eu, dit encore le cardinal de Retz, du je ne sais quoi en M. de la Rochefoucauld. » Au besoin, le portrait que le duc a pris la peine de nous tracer de lui-même, nous servirait encore à expliquer son livre. Il était mélancolique, et il l'était à un point qu'en trois ou quatre ans, à peine l'a-t-on vu rire trois ou quatre fois. Il était fort resserré avec ceux qu'il ne connaissait pas, et n'était pas extrêmement ouvert avec la plupart de ceux qu'il connaissait. Il ajoute un peu plus loin : « Je suis très-peu sensible à la pitié, et je voudrais ne l'y être point du tout. Cependant il n'est rien que je ne fisse pour le soulagement d'une personne affligée; et je crois effectivement que l'on doit tout faire, jusqu'à lui témoigner beaucoup de compassion de son mal: car les misérables sont si sots, que cela leur fait le plus grand bien du monde; mais je tiens aussi qu'il faut se contenter d'en témoigner, et se garder soigneusement d'en avoir. C'est une passion qui n'est bonne à rien au dedans d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à affaiblir le cœur,et qu'on doit laisser au peuple, qui, n'exécutant jamais rien par la raison, a besoin de passions pour le porter à faire

[ocr errors]

les choses. » Pourquoi proscrire la pitié? la véritable vertu le veut-elle ainsi? Non, elle n'étouffe pas les sentiments naturels, elle se contente de les régler et de les ordonner, et par là tourne toute leur force au profit même du devoir. <« Je suis homme, et rien d'humain ne m'est étranger, s'écrie un personnage de Térence en voyant l'affliction de son ami la Rochefoucauld nie cette vérité qu'il ne comprend pas; tout son mérite est de peindre, admirablement, disons-le, la plus triste face du cœur humain. Nous aimons à croire qu'un homme dont Mme de Sévigné ne parle qu'avec honneur en rabattait beaucoup dans la pratique et qu'il valait mieux que ses principes.

La Bruyère. Nous savons peu de chose de la vie de la Bruyère. On ignore le lieu et l'on n'est pas d'accord sur la date de sa naissance. Il paraît néanmoins prouvé aujourd'hui qu'il naquit en 1646. En 1679, il occupait à Caen une charge de conseiller du roi, trésorier de France. Il fut ensuite placé près du petit-fils du grand Condé, qu'on appelait Monsieur le Duc, pour lui enseigner l'histoire. Il fut reçu à l'Académie en 1693, et mourut en 1696.

Saint-Simon parle de la Bruyère comme « d'un fort honnête homme, de très-bonne compagnie, simple sans rien de pédant, et fort désintéressé. » D'Olivet, recueillant les voix de ceux qui l'avaient le plus fréquenté, rend de lui ce témoignage : « On me l'a dépeint comme un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres, ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit. » « Le sage, dit-il lui-même, évite le monde de peur d'être ennuyé. » Et l'on sait qu'il s'est peint dans les lignes suivantes : « O homme qui avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet; le philosophe est accessible; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l'âme et de sa distinction d'avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les ⚫ distances de Saturne et de Jupiter : j'admire Dieu dans ses

ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes: mon antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en m'attendant: passez jusqu'à moi sans me faire avertir. Vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous? faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile! Le manieur d'argent, l'homme d'affaires, est un ours qu'on ne saurait apprivoiser; on ne le voit dans sa loge qu'avec peine: que dis-je? on ne le voit point, car d'abord on ne le voit pas encore, et bientôt on ne le voit plus. L'homme de lettres, au contraire, est trivial comme une borne au coin des places; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade; il ne peut être important et il ne le veut point être. »

En lisant ces lignes, une réflexion bien simple se présente à l'esprit, c'est que ce « philosophe » cet « homme de lettres » n'écrira pas un livre comme le livre des Maximes, qui fasse de l'homme un monstre d'hypocrisie, n'ayant que des vices plus ou moins adroitement cachés sous des dehors de vertu. S'il voit quelquefois de l'égoïsme dans nos actes, il y verra plus souvent encore de la faiblesse, et suivant que nous sommes coupables ou seulement ridicules, il nous plaindra ou se moquera de nous, mais sans nous calomnier, sans nous jeter dans le désespoir, sans nous condamner à l'impuissance de bien faire, pour nous exciter et nous relever par une salutaire honte, et non pour nous abattre et tuer en nous le sentiment moral. Si, chemin faisant, il rencontre de grands talents ou d'éminentes vertus, il les admirera et les louera avec la même sincérité qu'il a flétri les vices et raillé les sottises. Sans épargner rien de ce qu'il y a en nous de blâmable, il tiendra compte à notre pauvre nature de ce qu'elle a de bon aussi. A ce point de vue général, déjà la Bruyère l'emporte sur la Rochefoucauld; il est meilleur moraliste, absolument parlant. Mais il est plus vrai aussi en ce qu'il ne peint pas l'homme d'une manière abstraite, indépendam

ment des lieux et des temps; il considère, au contraire, toutes les influences qui le peuvent modifier, et il intitule prudemment son livre les Caractères ou les mœurs de ce siècle, ce qui n'empêche pas que beaucoup de ces caractères ne soient de tous les siècles et de tous les pays, et n'aient encore pour nous, en mille endroits, l'intérêt d'une peinture vivante. Peindre, c'est là encore une supériorité incontestable du livre des Caractères sur celui des Maximes. « Dans l'espace de peu de lignes, l'auteur met ses personnages en scène de vingt manières différentes; et, en une page, il épuise tous les ridicules d'un sot, ou tous les vices d'un méchant, ou toute l'histoire d'une passion, ou tous les traits d'une ressemblance morale'. » Pour la diction, il n'y a qu'à recueillir les éloges. La Bruyère fait « un usage tout nouveau de la langue, mais qui n'en blesse pas les règles 2. » « Nul prosateur n'a imaginé plus d'expressions nouvelles, n'a créé plus de tournures fortes ou piquantes. Sa concision est pittoresque et sa rapidité lumineuse. Quoiqu'il aille vite, vous le suivez sans peine ; il a un art particulier pour laisser souvent dans sa pensée une espèce de réticence qui ne produit pas l'embarras de comprendre, mais le plaisir de deviner; en sorte qu'il fait, en écrivant, ce qu'un ancien prescrivait pour la conversation: il vous laisse encore plus content de votre esprit que du sien 3. » « Aucun homme n'a su donner plus de variété à son style, plus de force, des formes plus diverses à sa langue, plus de mouvement à sa pensée. Il descend de la haute éloquence à la familiarité, et passe de la plaisanterie au raisonnement sans jamais blesser le goût ni le lecteur 1. >>

Lorsque l'ouvrage de la Bruyère parut, « voilà, lui dit Malezieux, de quoi vous attirer beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis. » L'auteur avait vu le péril et l'avait conjuré d'avance. Son livre disait les noms des personnages dont il faisait l'éloge, et laissait deviner ceux qu'il immolait à la risée. Par cette double tactique, dont il usa trop largement peut-être, la Bruyère s'assurait de puissants amis prêts à le défendre au besoin, et s'assurait la faveur du public

La Harpe, Cours de littérature. 2 Voltaire, Siècle de Louis XIV. Harpe, Cours de litt. - 4 Chateaubriand, Génie du christianisme.

- 3 La

toujours porté à faire de malicieuses allusions. Il sut en profiter lorsqu'il voulut entrer à l'Académie. Il trouvait des ennemis déclarés dans quelques gens de lettres qu'il avait offensés, et surtout dans cette foule malheureuse qu'importunent toujours les grands talents et les grands succès. Il fut repoussé une première fois. Mais il avait pour lui les hommes de génie et la voix publique; il triompha enfin de ses envieux, et fut reçu en 1693. La haine ne se tint pas pour battue : la Bruyère avait osé le premier, dans son discours de réception, louer les académiciens vivants; il avait caractérisé des traits les plus heureux Bossuet, La Fontaine, Despréaux; toutes les médiocrités se soulevèrent d'indignation. On intrigua pour défendre l'impression du discours; on voulut au moins le faire passer pour mauvais, on n'épargna ni les chansons ni les satires, et c'est pour l'auteur des Caractères qu'on fit le couplet suivant :

Quand la Bruyère se présente,

Pourquoi faut-il crier haro?

Pour faire un nombre de quarante,

Ne fallait-il pas un zéro ?

La plaisanterie ne manque pas de sel, mais elle porte à faux la Bruyère écrivait pour la postérité; son discours, aussi bien que son livre, est arrivé à son adresse.

Nous ne disons rien des Dialogues de la Bruyère sur le quiétisme, ils n'étaient qu'ébauchés quand il mourut. Ceux qu'on a imprimés sous son nom ne sont pas de lui.

LE THEATRE AVANT CORNEILLE.

PIERRE ET THOMAS CORNEILLE.

On se rappelle que Jodelle avait banni du théâtre les mystères, les sotties et les moralités, et que le premier il s'était aventuré sur les traces des Grecs. Ses pièces étaient faibles,, mais son exemple fut suivi, et l'on continua de restaurer tant bien que mal la tragédie antique. Le principal continuateur de Jodelle est Robert Garnier. C'est un poëte sans pureté, sans élégance et sans naturel, qui a parfois néanmoins quelques traits de sensibilité et de noblesse. Il préfère Sénèque aux tragiques grecs. C'est se tromper gros

« PreviousContinue »