Page images
PDF
EPUB

D'Aubigné s'est mépris; l'Église n'a pas agréé son présent; l'équité a frémi de la violence de ses invectives; car la vérité n'est pas dans les extrêmes; et l'immortalité qu'il promettait à son livre est disputée à son nom même; toutefois, quelques passages sublimes sauveront sans doute de l'oubli son hyperbolique satire.

REGNIER.

Nous avons vu, dès le moyen âge, la satire respirer dans nos fabliaux et nos romans, dans nos sotties et nos farces, dans nos chansons et nos épigrammes, naturelle, instinctive, innée au génie national; se mêlant à tout, prenant tous les tons, légère ou bouffonne, délicate ou grossière. Plus tard, Marot tenta de la circonscrire dans le cercle du coq-à-l'âne. Mais l'école de Ronsard renversa cette création fragile pour y substituer le plan tout tracé de la satire des latins. Le Poëte courtisan, de du Bellay, et le Courtisan retiré, de Jean de la Taille, sont deux excellentes satires, quoiqu'elles ne portent pas ce titre. Cependant il faut aller jusqu'à Vauquelin de la Fresnaye pour trouver des essais suivis en ce genre de poëme; et Vauquelin lui-même disparaît devant son successeur Mathurin Regnier, le véritable auteur de la satire régulière en France.

Né à Chartres en 1573, Regnier fut destiné à l'Église par ses parents et tonsuré à neuf ans. Ses talents précoces lui firent des protecteurs; il alla à Rome avec des ambassadeurs. A son retour, il obtint une rente de 2,000 livres sur l'abbaye de Vaux-de-Cernay et un canonicat à Chartres, ce qui ne l'empêcha pas de se plaindre plus d'une fois de la misère. Il vécut, comme il l'avoue, « sans nul pensement, se laissant aller doucement à la bonne loi naturelle. » Il était vieux à trente ans, et mourut à quarante, en 1613, dans la ville de Rouen.

Regnier était neveu de Desportes et fut son disciple. Mais il n'y a entre eux aucune ressemblance; la campagne, le silence, la solitude, tout cela est inconnu à Regnier; ce qu'il aime, c'est la vie des rues, des cuisines et des tavernes; c'est là qu'il s'inspire, comme autrefois Villon. Véritable épicurien, il témoigne seulement de quelque repentir quand

il arrive à la fin de ses jours. Avec cela, malgré cela, Regnier est un grand poëte. Il imite les anciens et il reste original, parce qu'il ne leur emprunte rien qu'il ne rajeunisse et ne transforme. Tous ses portraits sont tracés de main de maître et prennent sous son pinceau une véritable vie. Voyez-vous cet homme, à la mine chétive, à la chaussure rompue, au rabat sale, dont les guêtres vont aux genoux et le pourpoint au coude,

Sans demander son nom, on peut le reconnoître :
Si ce n'est un poëte, au moins il le veut être.

Cet autre rodomont, aux bottes sonnantes, au feutre empanaché, qui frise ses cheveux, relève sa moustache, et serre la main aux gens qu'il n'a jamais vus, on le devine à son accent baragouin: c'est un de ces hobereaux de Gascogne, accourus en toute hâte de leur donjon délabré, pousser à la cour du Béarnais; rimailleur autant que ferrailleur, il tranche du bel esprit l'épée à la main; peut-être même a-t-il servi autrefois dans la compagnie du capitaine du Bartas.

pour se

Mais voici venir à pas comptés le docteur vers le lit de son patient; il lui tâte le pouls, le ventre et la poitrine. On lui donne un teston (pièce de monnaie) pour sa peine; il se fâche, et, serrant le teston dans sa main, s'écrie: « Hé! hé! monsieur, il ne fallait rien. » Plus lentement encore que le docteur, d'un air plus révérend et plus recueilli, s'avance à son tour l'hypocrite Macette, dont la prunelle blanche prêche l'amour de Dieu et dont l'œil tout pénitent ne pleure qu'eau bénite. Toute sa pensée se révèle en un vers:

Le péché que l'on cache est demi-pardonné.

Patelin fait rire; Macette fait horreur. Elle descend en ligne directe de Faux-Semblant, et est elle-même l'aïeule et la rivale de Tartufe.

Par la tournure de son génie, Regnier est indépendant de toute école; par l'effet des circonstances, il se trouve engagé fort avant dans celle de Ronsard, et, chose remarquable, les rôles ayant changé avec le temps, l'héritier de Rabelais lutta contre Malherbe pour défendre de la décadence ces

mêmes réputations littéraires qu'autrefois Rabelais avait combattues ou du moins raillées à leur berceau. Selon Tallemant des Réaux, un jour que Malherbe était allé dîner chez Desportes, celui-ci voulut, avant de se mettre à table, régaler son hôte de quelques-unes de ses poésies sacrées : « Laissez, laissez, dit brutalement Malherbe au bonhomme; votre potage vaut mieux que vos psaumes. >>

Cette insulte faite à l'oncle de Regnier fut l'occasion d'une rupture qui tôt ou tard ne pouvait, ce semble, manquer d'éclater. Dans ses habitudes d'éducation et son humeur paresseuse, le satirique n'avait rien d'un novateur, et devait plutôt se plaire aux us et coutumes du bon vieux temps. Il s'enivrait volontiers au fameux cabaret classique de la Pomme du Pin, où le héros des Repues franches s'était enivré avant lui. Neveu de Desportes, ami de Bertaut, de Rapin et de Passerat, il confondait dans ses affections et ses louanges du Bellay, Ronsard, Baïf et Belleau, qu'il admirait un peu sur parole, avec Rabelais, Marot et Villon, dont il jugeait mieux et qu'il aimait en pleine connaissance de cause. Comme poëte, ses qualités et ses défauts étaient en tout l'opposé des défauts et des qualités de Malherbe. Hardi dans ses images, négligé dans sa diction, cynique au besoin dans ses rimes, il goûtait médiocrement la raison sévère, la netteté scrupuleuse et la froide chasteté du réformateur. Le ton despotique et pédantesque que s'arrogeait celui-ci, prêtait assez au ridicule pour que son jeune rival en tirât vengeance. Regnier lança donc son admirable satire neuvième, étincelante à la fois de colère et de poésie. Il y défend la cause des anciens et y relève amèrement

. . . Ces rêveurs dont la muse insolente,
Censurant les plus vieux, arrogamment se vante
De réformer les vers

Qui veulent déterrer les Grecs du monument,
Les Latins, les Hébreux, et toute l'antiquaille,

Et leur dire à leur nez qu'ils n'ont rien fait qui vaille.
Ronsard en son métier n'était qu'un apprentif;

Il avait le cerveau fantastique et rétif;
Desportes n'est pas net, du Bellay trop facile;
Belleau ne parle pas comme on parle à la ville;
Il a des mots hargneux, bouffis et relevés,

Qui du peuple aujourd'hui ne sont pas approuvés.
Comment! il nous faut doncq' pour faire une œuvre grande,
Qui de la calomnie et du temps se défende,

Qui trouve quelque place entre les bons auteurs,
Parler comme à Saint-Jean parlent les crocheteurs '!

Mais quels sont-ils ces réformateurs superbes qui raffinent le vers, comme les Gascons ont fait le point d'honneur? De quel droit viennent-ils tout changer? Ont-ils du moins pour eux l'originalité et le génie? Non :

Leur savoir ne s'étend seulement

Qu'à regratter un mot douteux au jugement,
Prendre garde qu'un qui ne heurte une diphthongue,
Épier si des vers la rime est brève ou longue,

Ou bien si la voyelle, à l'autre s'unissant,

Ne rend point à l'oreille un vers trop languissant;
Et laissent sur le verd le noble de l'ouvrage.

Nul aiguillon divin n'élève leur courage;
Ils rampent bassement, foibles d'inventions,
Et n'osent, peu hardis, tenter les fictions,
Froids à l'imaginer: car, s'ils font quelque chose,
C'est proser de la rime et rimer de la prose.

Boileau a donné à Regnier, comme satirique, un bel éloge : « Le célèbre Regnier, dit-il (réflexion ve sur Longin), est le poëte françois qui, du consentement de tout le monde, a le mieux connu, avant Molière, les mœurs et le caractère des hommes. » Comme écrivain, Regnier n'est pas moins admirable. On l'a comparé à Montaigne, et il est en effet le Montaigne de notre poésie. Lui aussi, n'ayant pas l'air d'y songer, s'est créé une langue propre, toute de sens et de génie, qui, sans règle fixe, sans évocation savante, sort comme de terre à chaque pas nouveau de la pensée, et se tient debout, soutenue du seul souffle qui l'anime. Les mouvements de cette langue inspirée n'ont rien de solennel ni de réfléchi dans leur irrégularité naturelle, dans leur brusquerie piquante, ils ressemblent aux éclats de la voix, aux gestes rapides d'un homme franc et passionné qui s'échauffe en causant. Les images du discours étincellent de

Quand on demandait à Malherbe son avis sur quelques mots français, il renvoyait ordinairement aux crocheteurs du Port-au-Foin, et disait que c'étaient ses maîtres pour le langage.

couleurs plus vives que fines, plus saillantes que nuancées. Elles se pressent, se heurtent entre elles. L'auteur peint toujours, et quelquefois, faute de mieux, il peint avec de la lie et de la boue. D'une trivialité souvent heureuse, il emprunte au peuple ses proverbes pour en faire de la poésie, et lui renvoie en échange ces vers nés proverbes, médailles de bon aloi, où se reconnaît encore après deux siècles l'empreinte de celui qui les a frappées. Ainsi, parlant des changements que le temps apporte à nos humeurs, le poëte dit: Et comme notre poil blanchissent nos désirs.

Plus loin il nous retrace le vieillard découragé, laudator temporis acti:

De léger il n'espère, et croit au souvenir.

Ces désirs qui blanchissent avec les années, ce vieillard qui croit au souvenir, sont de ces beautés de style soudaines et naïves, délicieuses à sentir, impossibles à analyser, comme la lecture des Essais en offre presque à chaque page, et comme on n'en retrouve guère autre part que là '. Regnier, dit Despréaux,

Dans son vieux style encore a des gràces nouvelles.
Heureux, si ses discours, craints du chaste lecteur,
Ne se sentoient des lieux où frequentoit l'auteur,
Et si du son hardi de ses rimes cyniques

Il n'alarmoit souvent les oreilles pudiques.

Quoique plus jeune que Malherbe, Regnier mourut longtemps avant lui (1613), sans laisser d'école ni de postérité littéraire digne de son haut talent.

[blocks in formation]

Enfin Malherbe vint, et le premier en France
Fit sentir dans les vers une juste cadence,
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
Et réduisit la muse aux règles du devoir.
Par ce sage écrivain la langue réparée
N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée :
Les stances avec grâce apprirent à tomber,
Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.
Tout reconnut ses lois.

1 Sainte-Beuve.

« PreviousContinue »