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souvent du plus lasche et femenin de la nation; non pas accoustumé à la pouldre des batailles, mais encores à grand' peine au sable des tournois. » C'est là de l'éloquence à la manière des Grecs et des Romains; seulement elle perd pour nous une partie de son effet, parce qu'elle porte à faux, et qu'elle donne dans l'exagération où elle s'abîme et se perd. L'élocution de la Boétie est saine et correcte; son style est plein de force et de sens; « ce n'est pas, observe Charles Nodier, que ce style vaille celui de Montaigne, qu'aucun style n'a jamais valu. Il est tendu et archaïque; il est âpre comme cette âme naïve et libre, qui ne fléchit pas même devant la mort, parce que les vertus morales se réunissent en elle à toutes les vertus civiles; mais il est ingénu, ferme, éloquent, comme nous paraîtrait aujourd'hui la prose de Marcus Brutus et de Caton d'Utique, si nous avions conservé leurs livres1. >>

Jusqu'ici, on ne connaissait guère de la Boétie que ce discours de la Servitude volontaire. Grâce aux soins de M. L. Feugère, nous pouvons lire maintenant le reste de ses œuvres. Ce sont des traductions et des poésies. En traduisant les Économiques d'Aristote et de Xénophon, les Règles du mariage et la Consolation de Plutarque, la Boétie a montré le secret d'imiter les anciens, et servi utilement le progrès de notre langue. Il est souvent, par la naïveté de ses versions, le rival heureux d'Amyot.

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« Quant à ses poësies latines et françoises, dit G. Collettet, les premières sont si éclatantes que l'on a cru, pour parler avec Scévole, « que la ville de Bordeaux remporta finale«<ment par elles un honneur que depuis le temps d'Ausone « elle n'avoit osé jamais esperer; et qu'elle put s'attribuer justement la gloire d'avoir produit un véritable poëte, capable de rendre toute l'Italie même jalouse de la beauté « de ses vers; » et ses poësies françoises sont telles, qu'au rapport de l'auteur des Essais, qui dans les premieres éditions de son livre ne desdaigna pas d'en inserer un bon nombre, la Gascogne n'en avoit point encore produit de plus parfaites. >>

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Manuel de Bibliographie. 2 Professeur de rhétorique au lycée Henri IV.

Charron', l'autre ami de Montaigne, l'héritier de ses armoiries et de ses doctrines, n'a rien de la verve de la Boétie. Il n'écrit pas pour enflammer, mais pour convaincre. Son livre de la Sagesse, publié à Bordeaux en 1601, ne fait que reproduire et exagérer le livre des Essais en le réduisant en système. «Montaigne avait montré le ridicule du dogmatisme; Charron dogmatisa le scepticisme ; » L'un disait : que sais-je? l'autre fit écrire sur sa porte: je ne sais. De là une différence sensible dans la forme: au lieu de cette allure vive et capricieuse qui plaît par son désordre même et tient toujours l'esprit du lecteur en éveil, dans Montaigne, nous ne trouvons plus, dans Charron, qu'une gravité ennuyeuse, une marche pesante et sans grâce; au lieu de ce langage abondant, qui coule de source avec la pensée et ne fait jamais défaut, c'est un appareil pédantesque de divisions, de subdivisions, de définitions, de distinctions. Il n'y eut à ce défaut qu'un avantage, c'est qu'il donna le goût des ouvrages méthodiques.

Charron se piquait d'être profondément chrétien. Il était chanoine et voulait être chartreux. Il n'y paraît dans son livre que par le costume théologique dont il revêt la morale de Montaigne. Au fond il attaque tout ce qu'il y a de plus saint et de plus respectable; et quoiqu'il ait soin de faire des réserves explicites en ce qui touche la foi, il substitue trop souvent, volontairement ou non, la philosophie à la religion. Après sa mort, son livre fut l'objet des poursuites du parlement et de la faculté de théologie. Il échappa, grâce à quelques changements qu'y fit le président Jeannin, et la seconde édition put paraître en 1604.

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Un ami des lettres, nommé Gillot, né en Bourgogne vers 1560, d'abord doyen de l'église de Langres, puis chanoine de la Sainte-Chapelle, et enfin conseiller-clerc au parlement de Paris en 1573, tenait souvent des réunions savantes dans sa maison du quai des Orfévres, dans la chambre même, dit-on, où naquit depuis Boileau. Là se rendaient assidu

Né à Paris en 1541, mort le 16 novembre 1603.

2 M. Saint-Marc-Girardin, Littérature française au xvIe siècle.

ment Pierre Le Roy, chanoine de Rouen et aumônier du nouveau cardinal de Bourbon; Nicolas Rapin, qui, après avoir exercé la charge de prévôt des marchands de France en bas Poitou, avait été nommé en 1584 lieutenant de robe courte dans la prévôté de Paris, et plus tard grand prévôt de la connétablie; Jean Passerat, quelque temps professeur d'humanités au collège du Plessis, et ensuite successeur de Ramus au Collége royal, où il compta Ronsard et Baïf dans son auditoire; Florent-Chrestien, ancien précepteur d'Henri IV, qui paraît l'avoir un peu négligé; Pierre Pithou, jurisconsulte célèbre, qui avait abjuré le calvinisme un an après la SaintBarthélemy. Ces hommes, nourris de la lecture des anciens, n'en avaient pas moins le caractère tout français; c'étaient des érudits qui savaient être en même temps hommes d'esprit. Vivement préoccupés des agitations politiques et religieuses de cette époque, ils s'en entretenaient tous les soirs, s'animant, s'aiguillonnant l'un l'autre par la causerie, et préparant, sans s'en douter, un livre durable, l'un des premiers qui soient entrés définitivement dans le domaine de la littérature française.

Ce livre est la Satire Ménippée.

On sait que les États convoqués à Paris, le 10 février 1593, par le duc de Mayenne, étaient chargés d'élire un roi et de connaître des prétentions de ceux qui briguaient la couronne. Les Espagnols proposèrent d'écarter à tout prix le roi de Navarre et de déclarer l'infante reine de France; les ligueurs ne furent guère plus favorables à la cause du souverain légitime; mais on ne put s'entendre. On convint d'une conférence entre les catholiques des deux partis. Elle eut lieu à Suresne le 29 avril, et l'on ne s'entendit pas davantage. La tenue des États eut néanmoins un résultat sérieux; elle fut l'occasion de la Ménippée, qui, selon le président Hénault, ne fut pas moins utile à Henri IV et à la paix que la bataille d'Ivry.

La Ménippée est une longue satire en action, sous une forme continuellement allégorique. Le but des auteurs est évident; c'est de renverser les prétentions de la ligue, et de la tuer elle-même par le ridicule. Ils comprirent que les dissertations ne seraient que pour un petit nombre d'hommes

sérieux; que les parodies mêmes ne seraient pas toujours comprises et n'auraient qu'une influence passagère et faible sur les esprits indifférents; ils résolurent de faire agir et vivre le parti qu'ils voulaient combattre; ils n'imaginèrent pas, comme Rabelais, des personnages fantastiques pour les faire. mouvoir sur une scène grotesque sans ordre apparent, sans suite et sans intention bien déterminée : scène, action, personnages, tout est historique; ils n'eurent qu'à travestir. Ils le firent avec beaucoup d'habileté. Et d'abord ils surent parfaitement choisir le moment favorable. Ce n'était plus le temps du duc de Guise et des États de Blois, où la ligue était ardente et redoutée; elle commençait à prêter le flanc à la raillerie, tout son courage consistait dans quelques rodomontades espagnoles, et son chef était toujours battu. La Satire Ménippée lui porta le coup de grâce.

Après un avis de l'imprimeur au lecteur, qui est déjà une plaisanterie assez piquante, nous sommes tout à coup transportés au Louvre, où l'on faisait les préparatifs pour la tenue des États. Or, « pendant qu'on attendoit les desputez de toutes parts, qui de mois en mois se rendoyent à petit bruit. sans pompe ny parade de suitte.... Il y avoit en la court dudit Louvre deux charlatans, l'un espagnol, et l'autre lorrain 2, qu'il faisoit merveilleusement bon veoir vanter leurs drogues, et jouer de passe passe tout le long du jour devant tous ceux qui vouloyent les aller veoir sans rien payer. Le charlatan espagnol estoit fort plaisant, et monté sur un petit eschaffaut jouant des régales, et tenant banque, comme on en veoit assez à Venise en la place Saint-Marc. A son eschaffaut estoit attachee une grande peau de parchemin escrite en plusieurs langues, scellée de cinq ou six seaux d'or, de plomb, et de cire, avec des tiltres en lettres d'or, portant ces mots :

LETTRES DU POUVOIR D'UN ESPAGNOL,

ET DES EFFETS MIRACULEUX DE SA DROGUE,
APPELÉE HIGUIERO D'INFIERNO,

OU CATHOLICON COMPOSÉ. »

Ce catholicon était «< un electuaire souverain qui surpassoit toute pierre philosophale, et duquel les preuves estoyent déduites par cinquante articles. »

Le cardinal de Plaisance. - 2 Le cardinal de Pelvé

3 Épinette organisée.

Suivent une partie de ces articles.

<< Quant au charlatan lorrain, il n'avoit qu'un petit escabeau devant luy couvert d'une vieille serviette, et dessus une tirelire d'un costé, et une bouete de l'autre, pleine aussi de catholicon, dont toutesfois il débitoit fort peu, parcequ'il commençoit à s'esventer, manquant de l'ingrédient plus nécessaire qui est l'or, et sur la bouete estoit escrit :

FIN GALIMATIAS,

ALIAS CATHOLICON COMPOSE,

POUR GUARIR DES ESCROUELLES.

« Ce pauvre charlatan ne vivoit que de ce mestier, et se morfondoit fort, combien qu'il fust affublé d'un caban 1 fourré tout pelé; à cause de quoy les pages l'appeloyent Monsieur de Pelevé et pour autant que le charlatan espagnol estoit fort bouffon et plaisant, ils l'appeloyent Monsieur de Plai

sance. »

Il paraît que l'idée première de cette fiction ingénieuse et populaire qui transforme en deux charlatans le parti de Lorraine et celui d'Espagne, appartient à Pierre Le Roy aussi bien que le plan de tout l'ouvrage.

Une procession, renouvelée de celle qui avait eu lieu trois ans plus tôt, prépare la tenue des États. C'est Gillot qui la décrit en empruntant sans doute quelques saillies à chacun -de ses amis. La gaieté du morceau résulte surtout du contraste des personnages avec le costume dont ils sont affublés; ce sont des moines et des prêtres ayant « le casque en teste dessoubs leurs capuchons, et une rondache pendue au col,... revestuz de cottes de mailles, l'espee au costé par-dessus leurs habits; » c'est monsieur Roze, grand maistre du college de Navarre, et recteur de l'université, quittant sa capeluche rectorale pour prendre sa robe de maistre-èsarts, avec le camail et le roquet, et un hausse-col dessus : la barbe et la teste rasee tout de fraiz, l'espee au costé, et une pertuisane sur l'espaule, » etc.

Entrons dans la salle où se doit faire l'assemblée. « La charpenterie et eschaffaudage des sieges estoit toute semblable à celle des estats qui furent tenus à Troyes, environ l'an 1420, soubs le roy Charles VI. Mais la tapisserie dont

Vieux manteau avec manches.

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