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hobin', le traquenard 2, le camelin3 et l'onagrier *. » Cependant Gargantua (c'est le nom de ce prodigieux enfant) touchait à l'adolescence; Grandgousier son père, voyant << son hault sens et son merueilleux entendement, » songea à lui donner des maîtres. Ce fut d'abord Thubal Holoferne de qui, entre autres choses, Gargantua « apprenoit a escripre gothicquement, et escripuoit tous ses livres. Car l'art d'impression n'estoit encores en usaige. Et portoit ordinairement ung gros escriptoire, pesant plus de sept mille quintaulx, du quel le gualimart estoit aussi gros et grand que les gros pilliers de Enay et le cornet y pendoit a grosses chaines de fer. A la capacité d'ung tonneau de marchandise..... Apres en eut ung aultre (maître) vieux tousseux, nommé maistre Jobelin Bridé, qui luy leut Hugutio, Hebrard Grecisme ..... Et quelques aultres de semblable farine..... A tant son pere aperceut que vrayement il estudioit tres bien, et y mettoit tout son temps, toutesfoys que en rien ne prouffitoit. Et qui pis est, en devenoit fou, niays, tout resueux et rassoté. De quoy se complaignant a don Philippes des Marays, viceroy de Papeligosse, entendit que mieulx luy vauldroit rien n'apprendre que telz liures, soubz telz precepteurs, apprendre. Car leur sçauoir n'estoit que besterie: et leur sapience n'estoit que moufles, abastardissant les bons et nobles esperitz, et corrompant toute fleur de jeunesse. » Tout bien consulté, on donne à Gargantua pour précepteur le célèbre Ponocrate, et ils partent pour Paris. Gargantua fit le voyage, monté sur une énorme jument qui d'un coup de queue renversa toute la forêt qui couvrait encore ce pays. « Quoy voyant Gargantua, y print plaisir bien grand, sans aultrement s'en vanter, et dist a ses gens: Je trouue beau ce. Dont feut depuis appelé ce pays la Beauce.» Arrivé à Paris, Gargantua commence ses exploits par enlever les grosses cloches de NotreDame, qu'il met au cou de sa jument; là dessus, députation à Gargantua et harangue de maître Janotus pour recouvrer les cloches qui en effet sont rendues. Cependant « feut meu entre les fouaciers de Lerné et ceulx du pays de Gargantua

- 4 Allure de 7 Ugutio, évêque

Allure écossaise. - 2 Espèce d'amble. Allure du chameau. l'onagre. 5 Etui à plumes. -6 L'abbaye d'Ainai à Lyon. de Ferrare, auteur d'une grammaire. 8 Ouvrage d'Ebrard de Béthune, écrit en 1112, et qu'on expliquait encore au temps d'Érasme.

le grand debat, dont feurent faictes grosses guerres. » Le bonhomme Grandgousier écrivit à son fils pour le rappeler. Celui-ci ne pouvait se refuser à secourir son père. Il vint se mettre à la tête de l'armée; on se doute bien qu'il fut vainqueur. Qui aurait pu résister à celui qui mangeait six pèlerins en salade, sans s'en apercevoir ? Mais s'il avait été terrible dans le combat, il fut généreux après la victoire; il se contenta d'exiger qu'on lui livrât les principaux fauteurs de la sédition. Après quoi il récompensa ceux qui l'avaient bien secondé, en leur concédant à perpétuité des terres et des châteaux. Restait à pourvoir le moine qui s'était battu si vaillamment. Gargantua voulait le faire abbé de Seuillé ; mais il refusa. Gargantua fit alors bâtir pour lui l'abbaye de Thélème, dont la règle était : Fay ce que vouldras.

Il est inutile d'analyser le Pantagruel; nous y trouverions le même délire d'imagination, un enfant qui, le lendemain de sa naissance, hume, à chacun de ses repas, le lait de quatre mille six cents vaches, à qui l'on donne de la bouillie dans une auge qu'il rompt avec ses premières dents; et Rabelais s'inquiète peu d'être conséquent; devenu grand, ce géant énorme passe par les mêmes portes que Panurge son compagnon qui est un homme ordinaire.

Que penser donc d'un tel ouvrage? N'est-ce qu'un tissu d'extravagances, ou bien est-ce un livre profond sous une forme grotesque? Rabelais n'est-il qu'un fou, ou ne fait-il, comme Brutus, que couvrir sa sagesse du manteau de la folie? On a voulu expliquer ses énigmes, trouver le sens historique de ses bouffonneries, mettre des noms réels sous tous ses noms de fantaisie; il n'en était pas besoin; tout ce que voulait dire Rabelais, il l'a dit assez clairement; là où il est obscur, il est naturel de croire qu'il n'a rien voulu dire; il est vingt endroits où évidemment il n'a pas eu d'autre but que de faire une débauche d'esprit, de donner un libre cours à son humeur, et de continuer les propos que le piot lui devait mettre souvent à la bouche; n'a-t-il pas dit que le rire est le propre de l'homme ? Il faut songer d'ailleurs qu'il écrivait en partie pour ses amis les pantagruelistes. Prenons-le donc tel qu'il est, sans chercher à lui donner plus d'esprit qu'il n'a voulu en avoir. Ses livres sont livres « de haute

graisse, légers au pourchas et hardis à la rencontre; »> ils ressemblent à ces petites boîtes «peintes au-dessus de figures joyeuses et frivoles, et renfermant les fines drogues, pierreries et autres choses précieuses; » qu'on les ouvre, et on y trouvera « doctrine absconse laquelle, dit-il, vous révèlera de très-hauts sacrements et mystères horrifiques, tant en ce qui concerne notre religion qu'aussi l'état politique et vie économique. » C'est donc la société tout entière qui est en jeu dans Gargantua et Pantagruel, et c'en est l'unique pensée. La satire personnelle n'est qu'un moyen; le but est la satire générale, la mise en relief de toutes les sottises, de tous les vices du XVIe siècle. Mais la satire est toujours injuste, et sous prétexte de détruire un abus elle attaque l'usage; on en trouverait mille exemples dans Rabelais; il ne va pourtant guère jusqu'à attaquer le dogme, et jamais les réformés, qui auraient voulu se faire une arme de son esprit, ne purent l'attirer à leur croyance; il s'est moqué de Calvin.

Rabelais était nourri des plus grands auteurs de l'antiquité; les citations qui se présentent en foule sous sa plume prouvent une mémoire prodigieuse. Son style emprunte de ces modèles un caractère souvent plein de noblesse et de pathétique. La lettre de Gargantua, le seul endroit peut-être chez lui qui soit sérieux d'un bout à l'autre, est remplie des vues les plus élevées sur l'éducation; mais elle est écrite surtout dans ce langage qui révèle une âme empreinte des beautés des grands auteurs et que le contact de leur génie a noblement émue. «Non doncques, dit Gargantua, sans juste et équitable cause, je rendz grâces à Dieu, mon conservateur, de ce qu'il m'ha donné pouvoir veoir mon antiquité chenue refleurir en ta jeunesse. Car, quand par le plaisir de luy qui tout régit et modère, mon âme laissera cette habitation humaine, je ne me réputerai totalement mourir, ains passer d'un lieu en un autre, attendu que en toy et par toy je demeure en mon image, visible en ce monde, vivant, voyant, et conversant entre gens d'honneur et mes amys, comme je souloys (j'avais coutume, solebam)..... Par quoy, ainsi comme en toy demeure l'image de mon corps, si pareillement ne reluysoient les mœurs de l'âme, l'on ne te Prologue.

jugeroit estre guarde et thrésor de l'immortalité de nostre nom; et le plaisir que prendroys ce voyant seroit petit, considérant que la moindre partie de moy, qui est le corps, demeureroit, et la meilleure, qui est l'âme et par laquelle demeure nostre nom en bénédiction entre les hommes, seroit dégénérante et abâtardie. » Quel beau langage! comme il est souple dans sa majesté ! comme il s'élève sans se guinder! comme il ressemble à Platon! comme il touche au sublime sans s'écarter du naturel! pourquoi faut-il qu'il ait si honteusement souillé sa plume, qu'il ait si indignement prostitué le don sacré du génie, qu'il en ait semé dans l'ordure les plus beaux traits! c'est là ce qu'on ne saurait lui pardonner. « Son livre, dit La Bruyère, est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable; c'est une chimère, c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelque autre bête plus difforme, c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse, et d'une sale corruption: où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire, c'est le charme de la canaille: où il est bon, il va jusques à l'exquis et à l'excellent, il peut être le mets des plus délicats. >>

AMYOT.

« Un style grave, sérieux, scrupuleux va fort loin, » dit La Bruyère. Voici un auteur qui en est la preuve. Il n'a pas mis dans le monde littéraire une seule idée nouvelle de son propre fonds; et lorsqu'il a voulu être original, il a été seulement, selon Roulliard, « estrangement pesant et traisnassier. » Mais il a su tellement interpréter ce que d'autres avaient pensé qu'il se l'est approprié, et qu'en traduisant il paraît inventer. Esprit sans élan, incapable par lui-même de se mettre en mouvement et de s'élever un peu haut, mais laborieux, patient, judicieux, il s'attache courageusement à un écrivain illustre, à celui dont les ouvrages sont comme un abrégé de toute l'antiquité classique, il le traduit ou plutôt il le refait en le jetant dans le moule d'une langue nouvelle, il rivalise avec lui en le copiant, il lui dérobe ou du moins le force à partager sa gloire, il oppose enfin au Plutarque grec un Plutarque français. Cet auteur si hardi.

sous un rôle si modeste, ce traducteur de génie est Jacques Amyot'.

Suivant une tradition bien connue, Amyot alla faire ou achever ses études à Paris, où, pour plus d'économie, sa mère lui envoyait chaque semaine son pain par le coche. Il fut domestique des écoliers du collége de Navarre, et ne dut son élévation qu'à son mérite naturel soutenu d'un travail infatigable. Il se fit bientôt remarquer, reçut les ordres, et fut nommé professeur à l'université de Bourges, où il resta dix ans, enseignant le grec le matin et le latin le soir. Il commença sa réputation d'écrivain par une traduction des Amours de Théagène et de Chariclée d'Héliodore (1547) qu'il dédia à François Ier, et qui lui valut l'abbaye de Bellozane. Il publia quelques années après les Amours de Daphnis et Chloé, roman traduit du grec de Longus (1559). Mais son titre principal est la traduction de Plutarque, à laquelle il travailla toute sa vie. Il fit un voyage d'Italie afin de collationner sur les manuscrits du Vatican le texte de son auteur. Ce fut là que le cardinal de Tournon, alors résident de France à Rome, eut occasion de l'apprécier; ce qui lui valut à son retour la place de précepteur des enfants de Henri II. Lorsque Charles IX et Henri III, qui avaient été ses élèves, furent montés sur le trône, ils le comblèrent de faveurs : il fut nommé grand aumônier du roi, évêque d'Auxerre, et fut pourvu de riches bénéfices. Il vécut jusqu'à quatre-vingts ans, entouré du respect et de la considération de tous.

La traduction des OEuvres complètes de Plutarque par Amyot, se divise en deux parties, les Vies des grands hommes, qui parurent en 1559, et les OEuvres morales, qui sont de 1574. La plus estimée de ces deux parties, ce sont les Vies. C'est peut-être le monument le plus intéressant de la langue française au XVIe siècle; c'est certainement un de ceux qui ont eu la plus heureuse influence. La Renaissance, en ouvrant aux esprits ardents et curieux une carrière immense, les exposait à consumer souvent sans fruit leur généreuse ambition. La plupart, emportés par un enthousiasme irréfléchi pour leurs modèles, ne songèrent qu'à en copier indiscrètement les formes, le costume, l'attirail poé

1 Fils d'un boucher de Melun, né en 1513, mort en 1593.

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