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châtié. Ils excellent l'un et l'autre à parler la langue de leur pays; l'un et l'autre étaient d'une véhémence extraordinaire; l'un et l'autre, par leurs talents, se sont fait beaucoup de disciples et d'admirateurs; l'un et l'autre, enflés de ces succès, ont cru pouvoir s'élever au-dessus des Pères; l'un et l'autre n'ont pu souffrir qu'on les contredit, et leur éloquence n'a été en rien plus féconde qu'en injures.

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C'est en 1535 et à l'âge de vingt-six ans que Calvin fit paraître son Institution; en 1540, il publia son Traité de la sainte cène, plus tard, il donna des Commentaires sur l'É– criture sainte, c'est le plus considérable de tous ses écrits. On a d'ailleurs imprimé de lui une très-grande quantité de sermons, et il paraît que la bibliothèque de Genève en possède encore plus de deux mille manuscrits. Cela suppose une immense activité. Le morceau suivant, sur la connaissance de Dieu, donnera une idée de la langue de Calvin.

<< Nous mettons hors de doute que les hommes ayent un sentiment de divinité en eux, voire d'un mouvement naturel. Car, afin que nul ne cherchast son refuge sous titre d'ignorance, Dieu a imprimé en tous une cognoissance de soy-mesme, de laquelle il renouvelle tellement la mémoire, comme s'il en distilloit goutte à goutte afin que quand nous cognoissons depuis le premier jusques au dernier qu'il y a un Dieu et qu'il nous a formez, nous soyons condamnez pour nostre propre tesmoignage, de ce que nous ne l'aurons point honnoré, et que nous n'aurons point dédié nostre vie à lui obéir. Si on cherche ignorance pour ne savoir que c'est de Dieu, il est vraysemblable qu'on n'en trouvera pas exemple plus propre qu'entre les peuples hébétez et qui ne savent quasi que c'est d'humanité. Or, comme dit Cicéron, homme payen, il ne se trouve nation si barbare, ni peuple tant brutal et sauvage, qui n'ayent ceste persuasion enracinée qu'il y a quelque Dieu. Et ceux qui en tout le reste semblent bien ne différer en rien d'avec les bestes brutes, quoy qu'il en soit, retiennent tousjours quelque semence de religion. En quoy on void comment ceste appréhension possède les cœurs des hommes jusques au profond, et est enracinée en leurs entrailles. Puis doncques que dès le commencement du monde, il n'y a eu ne pays, ne ville, ne maison qui

se soit peu passer de la religion, en cela on void que tout le genre humain a confessé qu'il y avoit quelque sentiment de divinité engravé en leurs cœurs. Qui plus est, l'idolâtrie rend certain tesmoignage de ceci. Car nous savons combien il vient mal à gré aux hommes de s'humilier pour donner supériorité par dessus eux aux créatures; parquoy, quand ils aiment mieux adorer une pièce de bois ou une pierre que d'estre en réputation de n'avoir point de Dieu, on void que ceste impression a une merveilleuse force et vigueur, veu qu'elle ne se peut effacer de l'entendement de l'homme · tellement qu'il est plus aisé de rompre toute affection de nature que de se passer d'avoir religion. Comme de fait tout orgueil naturel est abattu, quand les hommes, pour porter honneur à Dieu, s'abaissent à tel opprobre, oubliant ceste enfleure d'orgueil à laquelle ils sont adonnez. »>

Ce qui fait la supériorité de Calvin sur ses devanciers, c'est une précision que notre langue ignorait avant lui · «Point de mots inutiles; il procède par des traits vifs, qui conviennent à son argumentation pressante, et supprime les articles dès qu'ils ne lui semblent pas indispensables. Ce style nerveux, qui s'accorde si bien avec la rigidité de son caractère et qui en est l'expression, l'élève au-dessus de presque tous les écrivains qui le précédèrent, et l'égale même à quelques-uns de ceux qui le suivirent. Ses expressions sont antiques, mais toujours fortes; sa véhémence est exempte de déclamation, son érudition de pédantisme. Souvent une de ses phrases renferme et voile le sens d'un long paragraphe. Économie de mots bien digne d'éloges, dans un siècle où leur abondance semblait, à presque tous les écrivains, la preuve de l'étendue de l'esprit. « N'oublions pas Calvin, dit un ancien auteur qui l'appelle un des pères de notre idiome, homme remuant le possible, bien que du milieu de son étude et de ses livres; car la langue française lui doit une infinité de beaux traits '. »

Outre Calvin, la réforme compte encore, au XVIe siècle, Théodore de Bèze. C'est un nom illustre dans le protestantisme; mais il l'est moins en littérature. Cependant son Histoire des Églises réformées, sa tragédie d'Abraham

Saint-Marc-Girardin, Littérature française au XVIe siècle.

sacrifiant son fils, et sa Traduction du Nouveau Testament lui assurent une place parmi nos écrivains.

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Tout marche de front, dans la littérature; à côté des ouvrages les plus sévères on rencontre les compositions les plus légères et souvent les plus licencieuses; à côté de la morale et de la théologie, on trouve des contes et des

romans.

Les seules productions en ce genre qui méritent d'être citées au XVIe siècle, sont les contes de la reine de Navarre, Marguerite de Valois, sœur de François Ier, et ceux de son valet de chambre, Bonaventure Desperriers. Bonaventure Desperriers nous a laissé quatre-vingt-dix contes ou nouvelles en prose qui, malgré l'esprit qui peut s'y trouver, ne sauraient occuper les instants d'un lecteur tant soit peu scrupuleux.

On en peut dire autant de l'Heptaméron ou Nouvelles de la reine de Navarre. Le ton liecncieux qui y règne forme un contraste singulier avec la retenue que l'on aurait droit de supposer chez une femme d'un rang aussi élevé; et la réputation de l'auteur en a souffert. « Il faut bien croire cependant que ce qui paraîtrait dans nos mœurs une intolérable licence, devait avoir un tout autre aspect aux yeux du public du XVIe siècle, et que pas une seule critique ne s'éleva alors contre le choix des sujets. Marguerite occupait d'ailleurs un rang distingué parmi les poëtes de cette époque; mais sa plus belle gloire est la protection qu'elle accorda toujours au talent. » A Rabelais était réservé le soin de faire entrer le roman dans des voies nouvelles, et de cacher, sous la bouffonnerie de la forme, la plus audacieuse et souvent la plus téméraire philosophie.

FRANÇOIS RABELAIS.

François Rabelais naquit à Chinon en Touraine, vers 1483, d'un hôtelier ou, selon d'autres, d'un apothicaire. Il comM. Charpentier.

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mença son éducation dans l'abbaye de Seuillé, voisine de Chinon; de là il alla continuer ses études au couvent de la Basmette, fondé par René d'Anjou, à un quart de lieue d'Angers. Parvenu à l'âge de faire son noviciat, il entra au couvent de Fontenay-le-Comte en Poitou, de l'ordre de saint François, et y reçut la prêtrise vers 1511. Il y demeura quelque temps, étudiant avec ardeur en compagnie de Pierre Amy, correspondant en grec avec Guillaume Budée, qui « saluoit quatre fois le gentil et ingénieux Rabelais, » et se livrant déjà sans doute à son humeur joviale et à sa philosophie épicurienne. Il paraît qu'il poussa trop loin certaines plaisanteries contre les religieux du couvent; on lui attribua même, à tort ou à raison, des scandales et des sacriléges révoltants, et quelques friponneries d'importance. » Quoi qu'il en soit, il fut assez coupable pour s'attirer un châtiment exemplaire. Il fut mis in pace, c'est-à-dire condamné à une réclusion perpétuelle, au pain et à l'eau, dans les prisons du monastère. Il en sortit, grâce à l'intervention de quelques amis, et obtint du pape Clément VII un indult qui lui permettait de quitter l'ordre de saint François pour celui de saint Benoît, et d'entrer dans l'abbaye de Maillezais, en Poitou. Mais il ne prit pas même l'habit; il s'attacha, comme secrétaire et sous le costume de prêtre séculier, à Geoffroi d'Estissac, évêque de Maillezais, qui avait été son camarade d'études au couvent de la Basmette. Il ne pouvait mieux s'adresser; Geoffroi d'Estissac n'avait pas oublié dans l'épiscopat ses goûts littéraires. Il tenait dans son château de Ligugé des réunions de savants qu'il présidait, et ce fut sans doute à l'occasion de quelqu'une de ces réunions que Rabelais écrivit à son ami Jean Bouchet, procureur à Poitiers :

Quant pourras bonnement délaisser
Ta tant aimée et cultivée estude,

Et différer cette sollicitude

De litiger et de patrociner,

Sans plus tarder et sans plus cachinner,
Apreste-toi promptement, et procure
Les talonniers de ton patron Mercure,
Et sur les vents te metz alègre et gent
Car Eolus ne sera négligent

De t'envoyer le doux et bon Zéphire,
Pour te porter où plus on te désire

Qui est céans, je m'en puis bien vanter.

A Ligugé, ce matin, de septembre
Sixième jour, en ma petite chambre,
Que de mon lict je me renouvellays,
Ton serviteur et amy Rabelays.

Rabelais dut se trouver bien vite en rapport avec les principaux hommes de lettres qui se rendaient à ces réunions. C'est probablement aussi pendant son séjour à Ligugé qu'il fit connaissance de Calvin. Il est permis de croire que l'amour commun du grec, bien plus que la conformité d'idées en matières religieuses, rapprocha l'un de l'autre le sceptique et le futur sectaire. Rabelais, toutefois, qui voyait l'Église prendre des mesures rigoureuses contre les novateurs, jugea prudent de fuir le danger. Il dit adieu à sa petite chambre et à son bon maître, et s'en alla seul, à l'âge de quarante-deux ans, étudier la médecine à Montpellier, où il inscrivit son nom sur les registres de la Faculté, le 16 septembre de l'année 1530. Six semaines après, il écrivit sur les mêmes registres : « Moi, François Rabelais, du diocèse de Tours, j'ai été promu au grade du baccalauréat, le premier jour du mois de novembre 1530, sous le révérend maître-ès-arts et professeur de médecine Jean Schyron. Rabelais. »

Les délais de rigueur pour l'obtention du titre n'étaient pas écoulés; c'était en vertu d'une dispense spéciale que le nouvel étudiant passait sitôt bachelier. On raconte que, le jour même de son arrivée à Montpellier, étant allé entendre une thèse sur la botanique médicale, il fut si mécontent de la discussion qu'il se mit à branler la tête, à hausser les épaules, à rouler des yeux ardents, à grincer des dents, à se ronger les ongles, à se frapper la poitrine. Le doyen, surpris de cette étrange pantomime, l'envoya prier d'entrer dans l'enceinte réservée aux docteurs et de donner son avis. Rabelais, après s'être excusé de son audace, traita le sujet avec tant d'éloquence et de profondeur qu'il ravit d'admiration. tous les assistants et que cette thèse improvisée lui tint lieu de celle du baccalauréat. Dans les leçons du cours que les nouveaux bacheliers étaient tenus de faire pendant trois mois à titre d'épreuve, Rabelais expliqua les aphorismes d'Hippo

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