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Et la voix de l'époux, du seuil du saint enclos,
Aux psaumes de la mort répondait en sanglots.
Puis, creusant de mes mains la fosse au cimetière,
J'y descendis, pleurant, pour y coucher la bière;
J'y jetai le premier la terre; après, l'époux;
Ma pelle referma la couche en peu de coups,
Et la croix surmonta le lit du dernier somme.
Quant tout fut accompli, l'infortuné jeune homme,
Triomphant dans ses pleurs, s'assit sur le tombeau,
Comme un homme arrivé s'assoit sur son fardeau.

Il est mort ce matin. Oh! paix à sa pauvre àme!
Je rouvrirai pour lui la couche où dort sa femme.

Au lit mystérieux que referme la mort,
Heureux l'œil qui se clot et le front qui s'endort.

Retour du Jeune lomme dans la famille.

I

Le chien était allé nous annoncer par ses bonds et ses hurlements de joie; en passant le seuil, je me trouvai enlacé dans les bras de ma mère et de mes sœurs. Ma mère ne put s'empêcher de pâlir et de frissonner visiblement en voyant combien ma longue absence et mes secrètes angoisses avaient amaigri et altéré mes traits. Mon père n'avait vu que les belles formes développées de mon adolescence; ma mère, d'un coup d'œil, avait vu les impressions. L'œil des femmes est divinatoire; il va droit au fond de l'âme de celui qu'elles

regardent, ne fût-ce qu'en passant. Qu'est-ce donc quand celui qu'elles regardent est un fils, un rayon de leur âme?

II

Un changement s'était opéré pendant mes absences dans les habitudes de la vie de famille. Mon père, sollicité en cela par notre mère, avait acheté sur ses longues et pénibles économies une maison de ville à Mâcon, pour y passer la moitié de l'année. L'âge était venu pour mes sœurs de recevoir les leçons de ces maîtres et maîtresses d'arts d'agrément, luxe d'éducation nécessaire aux femmes d'une certaine aisance, dont la vie ne serait, sans cela, qu'une fastidieuse oisiveté. Le moment était venu aussi de les produire dans ce qu'on appelle le monde, espèce d'exposition réciproque, où les nouvelles venues dans la vie regardent et sont regardées, jusqu'à ce que les parentés, les relations de famille, les habitudes de société, les convenances de voisinage et de fortune ou l'inclination déterminent les mariages.

Mes sœurs étaient belles, modestes, mais ne pouvaient attirer de bien loin des maris par la modicité de leurs dots; ma mère présumait justement que les jeunes honimes de leur rang ne viendraient pas les découvrir dans la solitude de Milly. Elle ne voulait pas les exposer à y fleurir et à s'y flétrir par sa faute sans avoir répandu leur chaste éclat de beauté dans les yeux de quelqu'un. Elle regardait comme un devoir obligatoire de la mère de famille de chercher des occasions d'unions assorties pour ses filles. Les enfanter à la vie, à la religion, à la vertu, pour elle ce n'était pas assez; elle voulait les enfanter aussi au bonheur.

Mon père avait compris ces raisons, et, bien qu'à regret et par des efforts surhumains d'économie domestique, il s'était décidé à quitter ses vignes, ses chiens de chasse, sa partie de piquet, le soir, avec le curé et le voisin, et à s'établir à Mâcon, au moins pour l'hiver et le printemps de chaque année.

Il était, comme tout nouveau possesseur, fier et amoureux de la maison qu'il avait achetée. A peine étais-je entré, qu'il me la montra de la cave au grenier, en m'en détaillant tous les agréments et tous les avantages.

La maison avait sa façade principale par une large rue à pente un peu roide qui débouchait sur quelques tilleuls, dépendance de la grande place de l'Hôpital, et promenade ordinaire des enfants, des nourrices et des vieillards de ce haut quartier. Un linteau de marbre noir, merveilleusement sculpté au-dessus de la porte, annonçait un sentiment d'art et de luxe architectural dans celui qui l'avait bâtie. Cette porte ouvrait sur un vestibule large, profond, surbaissé, humide et sombre. Au fond de ce vestibule on apercevait les premières marches d'un escalier éclairé par un jour indirect et ruisselant d'en haut, comme dans les tableaux d'intérieur de couvent par Granet, le peintre du recueillement: A droite et à gauche de ce vestibule s'ouvraient quatre portes: c'étaient les remises, les bûchers, les cuisines, vastes souterrains qui contenaient encore des puits, des caves, de larges cheminées pour tous les usages domestiques, mais qui ne recevaient le jour que par des soupiraux à fleur de terre du jardin.

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L'escalier en pierres jaunes avait été évidemment construit pour un homme âgé. Les marches en étaient si peu hautes et si doucement inclinées, que j'en franchissais toujours cinq ou six à la fois. Il ressemblait à ces escaliers insensibles du Vatican et du Quirinal, à qui semblent proportionner leurs degrés de marbre aux pas affaiblis des vieillards. Après avoir monté une demi-rampe de ces degrés, on se trouvait en face d'une large fenêtre et d'une porte vitrée plus large encore ouvrant sur un jardin intérieur. Ce jardin, étroit et profond, était encaissé dans de hautes murailles grises tapissées de rosiers et d'abricotiers en espalier. Au milieu s'élevait un arbuste isolé d'aubépine rose, qui avait pris, à force d'années, le tronc, la ramure et la portée d'un arbre forestier. De petites allées sablées et encadrées de bordure de buis enceignaient le jardin. Le fond était décoré de volières en treillis de bois peint, dans lesquelles mes sœurs faisaient nicher leurs colombes. Une petite fontaine à bassin de marbre, dont le dauphin à sec ne versait que de la poussière, et n'avait pour écume que des toiles d'araignée, marquait le centre. Par-dessus les murs du jardin, on n'apercevait que les toits de tuiles rouges et les dernières mansardes grillées de fer de quelques hautes maisons d'artisans et d'un couvent de vieilles religieuses, aspect monastique - qui donnait au jardin, quoique très-lumineux, le caractère, le silence et le recueillement d'un cloître espagnol.

III

En rentrant du jardin, et en montant de nouveau l'escalier, on se trouvait sur le grand palier du premier étage. Trois hautes portes à doubles battants et à haut

entablement, dont l'une faisait face à la rampe, et dont les deux autres s'ouvraient à droite et à gauche, s'y regardaient.

Par la première, on entrait dans une vaste salle boisée de panneaux sculptés et peints en gris à la détrempe. C'était la grande artère de la maison, l'antichambre du salon, la salle à manger, la salle d'études pour les maîtres de dessin, de musique ou de danse de mes sœurs, la salle de travail où les femmes de chambre raccommodaient le linge. Elle était garnie d'un poêle encaissé sous une grande niche, d'une table ovale pour les repas, d'armoires, de buffets, d'un piano, de deux harpes, de petites consoles pour dessiner, pour écrire et pour coudre. Une sombre pendule de Boule, à caisse d'écaille noire incrustée d'arabesques de laiton et surmontée d'une statuette du Temps brandissant sa faux, y sonnait mélancoliquement les heures à cette jeunesse qui ne les écoutait pas.

A droite, on passait dans un salon moins vaste et plus recueilli. Une antique et haute cheminée de marbre bleuâtre, richement fouillée par le ciseau du sculpteur, et dont les jambages s'écorçaient en feuilles d'acanthe, ouvrait aux bûches un foyer assez large et assez profond pour des troncs entiers de chêne. Le fauteuil de mon père en face de la cheminée, quelques fauteuils de velours d'Utrecht rouge, une table ronde couverte de livres, quelques tables de jeu recouvertes de serge verte, des carreaux rouges et cirés sous les pieds, un plafond à riches moulures, mais noirci par la fumée d'un demi-siècle, les rideaux verts de deux fenêtres ouvrant sur la rue, formaient tout l'ornement de ce salon.

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