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Vers improvisés sur un album.

Le livre de la vie est le livre suprême
Qu'on ne peut ni fermer ni rouvrir à son choix;
Le passage attachant ne s'y lit pas deux fois,
Mais le feuillet fatal se tourne de lui-même :
On voudrait revenir à la page où l'on aime,
Et la page où l'on meurt est déjà sous nos doigts!

La mer.

O Dieu, vois sur les mers! le regard de l'aurore
Enfle le sein dormant de l'Océan sonore,

Qui, comme un cœur d'amour ou de joie oppressé,
Presse le mouvement de son flot cadencé,

Et dans ses lames garde encore

Le sombre azur du ciel que la nuit a laissé.
Comme un léger sillon qui se creuse et frissonne
Dans un champ où la brise a balancé l'épi,
Un flot naît d'une ride; il murmure, il sillonne
L'azur muet encor de l'abîme assoupi;

Il roule sur lui-même, il s'allonge, il s'abime;
Le regard le perd un moment :

Où va-t-il? Il revient, revomi par l'abîme;
Il dresse en mugissant sa bouillonnante cime;
Le jour semble rouler sur son dos écumant;
Il entraine en passant les vagues qu'il écrase,
S'enfle de leurs débris et bondit sur sa base;

Puis enfin, chancelant comme une vaste tour,

Ou comme un char fumant brisé dans la carrière,
Il croule; et sa poussière

En flocons de lumière

Roule, et disperse au loin tous ces fragments du jour.

La barque du pêcheur tend son aile sonore,
Où le vent du matin vient déjà palpiter,
Et bondit sur les flots que l'ancre va quitter,
Pareille au coursier qui dévore

Le frein qui semble l'irriter.

Le navire, enfant des étoiles,

Luit comme une colline aux bords de l'horizon,
Et réfléchit déjà dans ses plus hautes voiles
La blancheur de l'aurore et son premier rayon.

Léviathan bondit sur ses traces profondes;
Et, des flots par ses jeux saluant le réveil,
De ses naseaux fumants il lance au ciel les ondes,
Pour les voir retomber en rayons du soleil.

L'eau berce, le mât secoue
La tente des matelots;
L'air siffle, le ciel se joue
Dans la crinière des flots;
Partout l'écume brillante
D'une frange étincelante
Ceint le bord des flots amers :
Tout est bruit, lumière et joie;
C'est l'astre que Dieu renvoie,
C'est l'aurore sur les mers.

L'adoration.

L'homme porte en soi deux instincts quand il pense à Dieu, le mystère et l'adoration. Le mystère, c'est l'œuvre de la raison humaine de l'élargir, de l'éclairer, de l'écarter toujours davantage, sans le dissiper complétement jamais. La prière, c'est le besoin du cœur de répandre sans cesse l'imploration utile ou inutile, entendue ou non, comme le parfum sur les pas de Dieu. Que ce parfum tombe sur les pieds de Dieu, ou qu'il tombe à terre, n'importe, il tombe toujours en tribut de faiblesse, d'humiliation et d'adoration!...

Mais qui sait s'il est perdu? qui sait si la prière, cette communication sensible avec la toute-puissance invisible, n'est pas, en effet, la plus grande des forces naturelles ou surnaturelles de l'homme? Qui sait si la volonté suprême n'a pas voulu, de toute éternité, l'inspirer et l'exaucer dans celui qui prie, et faire participer ainsi l'homme lui-même par l'invocation au mécanisme de sa propre destinée? Qui sait enfin si Dieu, dans sa sollicitude éternelle pour les êtres émanés de lui, n'a pas voulu leur laisser ce rapport avec lui-même, comme la chaîne invisible qui suspend la pensée des mondes à la sienne? Qui sait si, dans la solitude majestueuse peuplée de lui seul, il n'a pas voulu que ce vivant murmure, que cette conversation inextinguible avec sa nature s'élevât et redescendit sans cesse, sur tous les points de l'infini, de lui à tous les êtres qu'il vivifie, qu'il embrasse et qu'il aime, et de tous ces êtres jusqu'à

lui? Dans tous les cas, la prière est le plus sublime des priviléges de l'homme, puisque c'est celui qui permet de parler à Dieu; et Dieu fût-il sourd, nous le prierions encore; car si sa grandeur était de ne pas nous entendre, notre grandeur à nous serait de le prier.

Les amis disparus.

Ainsi nous mourons feuille à feuille,
Nos rameaux jonchent le sentier:
Et quand vient la main qui nous cueille,
Qui de nous survit tout entier?

Ces contemporains de nos âmes,
Ces mains qu'enchaînait notre main,
Ces frères, ces amis, ces femmes,
Nous abandonnent en chemin.

A ce chœur joyeux de la route
Qui commençait à tant de voix,
Chaque fois que l'oreille écoute,
Une voix manque chaque fois.

Chaque jour l'hymne recommence,
Plus faible et plus triste à noter :
Hélas! c'est qu'à chaque distance
Un cœur cesse de palpiter.

Ainsi dans la forêt voisine,
Où nous allions, près de l'enclos,
Des cris d'une voix enfantine
Éveiller des milliers d'échos,

Si l'homme, jaloux de leur cime,
Met la cognée au pied des troncs,
A chaque chène qu'il décime
Une voix tombe avec leurs fronts.

Il en reste un ou deux encore :
Nous retournons au bord du bois
Savoir si le débris sonore
Multiplie encor notre voix.

L'écho, décimé d'arbre en arbre,
Nous jette à peine un dernier cri;
Le bûcheron au cœur de marbre
L'abat dans son dernier abri.

Adieu les voix de notre enfance,
Adieu l'ombre de nos beaux jours!
La vie est un morne silence,
Où le cœur appelle toujours!

Le narguilé.

Quand la nuit fut venue, on nous servit un souper à l'européenne, dans un kiosque dont les larges fenêtres grillées ouvraient sur le port, et où le vent rafraîchissant du soir jouait dans la flamme des bougies. Je fis défoncer une caisse de vins de France que j'ajoutai à ce festin de l'hospitalité, et nous passâmes ainsi notre première soirée à causer des deux patries que nous quittions et que nous venions chercher : une question sur la France répondait à une question sur l'Asie. Julia jouait

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