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à la solitude inanimée des murs. Mes chiens seuls me suivaient, et je pensais au jour où il faudrait aussi les congédier.

Pour un homme qui a longtemps habité en famille un site de prédilection, le jardin est une prolongation de l'habitation, c'est une maison sans toit; il a les mêmes intimités, les mêmes empreintes, les mêmes souvenirs; les arbres, les pelouses, les allées désertes, se souviennent, racontent, retracent, causent ou pleurent comme les murs. C'est un abrégé de notre passé. J'y retrouvais toutes les heures au soleil ou à l'ombre que j'y avais passées, toutes les poésies de mes livres et de mon cœur que j'y avais senties, écrites ou seulement rêvées, pendant les plus fécondes et les plus splendides années de mon été d'homme. Chaque source balbutiait comme autrefois sa note que j'avais reproduite, chaque rayon sur l'herbe son image que j'avais repeinte, chaque arbre son ombre, ses nids, ses brises dans ses feuilles vertes, ou ses frissons dans ses feuilles mortes, que j'avais goûtés, recueillis et répercutés dans mes propres harmonies; tout y était encore, excepté l'écho mort et le miroir terni en moi.

J'arrivai ainsi, traînant mes pas sous les branches jaunies et sur les sables humides, jusqu'à une petite porte percée dans un vieux mur tapissé de lierre et de buis. Vous savez que le mur de l'église projette son ombre sur cette partie du jardin, et que l'on communique, par cette porte dérobée, de l'enclos dans le cimetière du village. Vous savez que j'ai ajouté à ce cimetière ombragé de vieux noyers un petit coin de terre retranché au jardin, afin que ce petit coin de terre, dont j'ai fait

don à la commune, fût à la fois la propriété de la mor et la propriété de la famille, et que, si la nécessité nou dépouillait un jour de l'habitation et du domaine de Saint-Point, cette nécessité ne fit pas du moins passe ce domaine des morts dans les mains d'une famille étrangère ou d'un propriétaire indifférent.

C'est sur cette frontière neutre entre le cimetière et le jardin, que j'ai bâti (le seul édifice que j'aie bâti icibas) un petit monument funèbre, une chapelle d'architecture gothique, entourée d'un cloître surbaissé en pierres sculptées qui protégent quelques fleurs tristes, et qui s'élèvent sur un caveau. C'est là que j'ai recueilli et rapporté de loin, près de mon cœur, les cercueils de ma mère et de tout ce que j'ai perdu sur la route de plus aimé et de plus regretté ici-bas.

Toutes les fois que j'arrive à Saint-Point ou toutes les fois que j'en pars pour une longue absence, je vais seul, à la chute du jour, dire à genoux un salut ou un adieu à ces chers hôtes de l'éternelle paix, sur ce seuil intermédiaire entre leur exil et leur félicité. Je colle mon front contre la pierre qui me sépare seule de leurs cendres, je m'entretiens à voix basse avec elles, je leur demande de nous envelopper dans nos aridités d'un rayon de leur amour, dans nos troubles d'un rayon de leur paix, dans nos obscurités d'un rayon de leur vérité. Je suis resté plus longtemps aujourd'hui, et plus absorbé dans le passé et dans l'avenir, qu'à aucun autre de mes retours ici. J'ai relu pour ainsi dire ma vie tout entière sur ce livre de pierre de trois sépulcres: enfance, jeunesse, aubes de la pensée, années en fleurs, années en fruits, années en chaume ou en cendres, joies innocentes, piétés saintes,

attachements naturels, études ardentes, égarements pardonnés d'adolescence, passions naissantes, attachements sérieux, voyages, fautes, repentirs, bonheurs ensevelis, chaînes brisées, chaînes renouées de la vie, peines, efforts, labeurs, agitations, périls, combats, victoires, lévations et écoulements de l'âge mûr sur les grandes vagues de l'océan des révolutions, pour faire avancer d'un degré de plus l'esprit humain dans sa navigation vers l'infini! Puis les refroidissements d'ardeur, les déchirements de destinée, les martyres d'esprit, les pertes de cœur, les dépouillements obligés des choses ou des lieux dans lesquels on s'était enraciné, les transplantations plus pénibles pour l'homme que pour l'arbre, les injustices, les ingratitudes, les persécutions, les exils, les lassitudes du corps avant celles de l'âme, la mort enfin, toujours à moitié chemin de quelque chose.

Tout cela a roulé en bruissant pendant je ne sais combien de temps dans ma tête, comme le torrent de ma vie, qui serait redescendu tout à coup après une pluie d'orage de toutes les montagnes, et qui serait revenu prendre possession de son lit desséché. Le tombeau était pour moi la pierre de Moïse d'où coulaient toutes les eaux ; j'ouvris mon cœur comme une écluse, et la prière en sortit à grands flots avec la douleur, la résignation et l'espérance; et mes larmes aussi coulaient; et quand je retirai mes mains de mes yeux et que je les posai contre le seuil pour le bénir, elles firent une marque humide sur la pierre blanche...

Un bruit m'avait fait lever en sursaut.

C'était une sourde et monotone psalmodie qui sortait d'une petite fenêtre grillée au flanc de l'église, tout près

de moi. Je m'essuyai le front et les genoux pour faire le tour de l'édifice, et pour y entrer par la petite porte qui ouvre au midi sur le côté opposé. Je fus arrêté sur la première marche par un petit cercueil recouvert d'un drap blanc et de deux bouquets de roses blanches aussi, que portaient quatre jeunes filles d'un hameau des montagnes. Le vieux curé les suivait en récitant quelques versets de liturgie latine sur la brièveté de la vie; un père et une mère pleuraient, en chancelant, derrière lui. Je marchai vers la fosse avec eux, je jetai à mon tour les gouttes d'eau, image des gouttes de larmes, sur le cercueil de la jeune fille, et je rentrai sans avoir osé regarder le pauvre père !

J'ai passé la soirée à vous écrire ce cœur a besoin de crier quand il est frappé. Je remercie Dieu de m'avoir laissé dans le vôtre un écho qui me renvoie jusqu'au bruit de mes larmes sur mon papier. La vie est un cantique dont toute âme est une voix. Adieu.

Le Maître d'école.

Et j'instruis les enfants du village, et les heures
Que je passe avec eux sont pour moi les meilleures;
Elles ouvrent le jour et terminent le soir.

Oh! par un ciel d'été, qui n'aimerait à voir

Cette école en plein champ où leur troupe est assise?
Il est deux vieux noyers aux portes de l'église,
Avec ses fondements en terre enracinés,

Qui penchent leur feuillage et leurs troncs inclinés
Sur un creux vert de mousse, où dans le cailloutage
S'échappe en bouillonnant la source du village.
De gros blocs de granit que son onde polit,
Blanchis par son écume, interrompent son lit.
Sur ce tertre, glissant de colline en colline,
L'œil embrasse au matin l'horizon qu'il domine,
Et regarde, à travers les branches de noyer,
Les lacs lointains bleuir et la plaine ondoyer.
C'est là qu'aux jours sereins, rassemblés tous, leur troupe
Selon l'âge et le sexe en désordre se groupe.
Les uns au tronc de l'arbre adossés deux ou trois ;
Les autres garnissant les marches de la croix;
Ceux-là sur les rameaux, ceux-ci sur les racines
Du noyer qui serpente au niveau des ravines;
Quelques-uns sur la tombe et sur les tertres verts
Dont les morts du printemps sont déjà recouverts,
Comme des blés nouveaux reverdissant sur l'aire
Où des épis battus ont germé dans la terre.
Cependant, au milieu de ces fils du hameau,
Ma voix grave se mêle au murmure de l'eau,
Pendant que les brebis broutent l'herbe nouvelle
Sur la couche des morts; que l'agile hirondelle
Rase les bords de l'onde, attrapant dans son vol
L'insecte qui se joue au rayon sur le sol;
Et que les passereaux, instruits par l'habitude,
Enhardis par leur calme et par leur attitude,
Entourent les enfants, et viennent sous leur main
S'abattre et s'attrouper pour émietter leur pain.

Je me pénètre bien de ce sublime rôle
Que sur ces cœurs d'enfants exerce ma parole:
Je me dis que je vais donner à leur esprit
L'immortel aliment dont l'ange se nourrit,
La vérité, de l'homme incomplet héritage,
Qui descend jusqu'à nous de nuage en nuage,

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