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Dialogue sur la nature et sur Dieu.

(Extrait du livre intitulé te Tailleur de pierres de Saint-Point.)

PREMIÈRE PARTIE.

I

Je boutonnai mes guêtres de cuir sur mes souliers à clous; j'enlevai les grelots à mon chien pour qu'il n'épouvantât pas les chevreaux et n'avertit pas Claude en courant devant moi; je pris mon fusil, ce bâton et ce génie familier du chasseur; je traversai les prés de la vallée en faisant lever les grives, et je commençai à gravir lentement, à travers champs, les côtes, d'abord douces, puis escarpées, de la montagne. C'était le matin d'un dimanche ; je ne rencontrais personne dans les champs; le jour était long devant moi, je me retournais et je m'asseyais de temps en temps sur les racines d'un châtaignier pour jeter un long regard sur le bassin qui se creusait, de halte en halte, davantage sous mes yeux. Le soleil avait dépassé la moitié du pan du ciel qu'il semble mesurer sur la vallée, et il penchait déjà un peu vers la montagne opposée, quand j'approchai de ce hameau ruiné des Huttes, d'où le tailleur de pierres recevait sans doute son nom. Je n'y étais pas monté depuis l'âge de onze ans, époque à laquelle ma mère m'avait retiré de la société des petits chevriers du pays, pour me mettre dans le moule commun du collége, dans la société des maîtres, des écoliers et des livres. J'y montais une fois ou deux par an, à cette heureuse épcque de mon enfance, avec les servantes de la maison,

pour acheter des cabris au printemps et des châtaignes écorcées en automne, dans les deux ou trois cabanes qui composaient alors ce hameau.

II

Je reconnaissais bien les arbres, les sources sous les cressons et sous les pervenches, les mousses même sur les larges pierres grises qui sortent comme des ossements de la terre du lit des genêts; mais les cabanes n'existaient plus. Je n'apercevais de loin, à leur place, que deux monceaux de pierraille écroulés. Quelques ronces aux fruits noirs rampaient au-dessus. Un vieux sureau, qu'on appelle soyer dans le pays, arbre domestique qui s'attache de lui-même à la demeure de l'homme comme la mauve et l'ortie s'attachent à sa tombe dans les cimetières, semait sa fleur sur des tuiles brisées. Un magnifique houx se cramponnait par ses bras tortueux aux débris d'un mur percé d'une fenêtre sur le ciel arbre vigoureux et immortel dont la séve bout sous la neige, et dont l'écorce toujours verte et les feuilles vernissées comme le cuir semblent survivre aux siècles et prendre en pitié les fugitives générations humaines qui passent et qui se couchent à ses pieds.

Ce spectacle m'attrista; mais j'y suis accoutumé. Je cherchai de l'œil le sentier glissant dans le creux du ravin, sur le bord d'un filet d'eau suée par le granit, et qui conduisait jadis à la troisième cabane. Je le découvris sous les feuilles sèches du dernier hiver, que les vents tièdes du printemps avaient roulées sur les pentes du ravin, et j'y marchai quelque temps au bruit de l'eau égouttée plus que versée par la cascade.

III

Le ravin, d'abord plein d'humidité et de nuit, serpentait, tantôt étroit, tantôt large, entre deux parois de granit décomposé qui fondait en sable de différentes couleurs, rouge, jaune-gris, verdâtre comme ces galets de vert antique qu'on trouve dans les sables de la mer de Syrie. Des troncs de cerisiers sauvages, de platanes dentelés et de mélèzes, arbres durs au froid, s'y penchaient l'un vers l'autre des deux bords supérieurs de la gorge, et formaient, en s'entrelaçant au-dessus, une haute voûte de feuillages immobiles. Les pas y résonnaient comme sous une nef de cathédrale. Un doux frisson courait sur la peau, comme si l'on eût marché dans l'avenue d'un mystère. Quelques merles noirs traversaient seuls d'un vol effrayé ce ravin. Mais bientôt il s'éclaircissait, comme si on eût allumé une lampe audessus des feuilles transparentes. On apercevait quelques petits pans de ciel bleu à travers les feuilles, comme des morceaux de lapis dans un plafond. Les arbres s'écartaient, le sentier remontait à droite vers le bord de la gorge et vers le jour par une pente rapide. Je laissai à ma gauche quelques flaques d'eau verte au fond de ce qu'on appelle un abime en langage des montagnes. Quand je fus parvenu au niveau du sol, la demeure du tailleur de pierres était devant moi.

IV

C'était une masure informe de pierres sèches sans ciment, adossée à un grand bloc carré de roche grisâtre sur laquelle on voyait encore debout, mais sans porte,

sans fenêtre et sans toit, les murs de la troisième cabane du hameau des Huttes, que j'avais visitée autrefois. La plate-forme de cette roche, qui avait servi de piédestal à cette hutte de chevrier, était jonchée de tuiles pulvérisées par les pieds des animaux, de tronçons de solives dont une extrémité portait encore sur le mur, et dont l'autre bout pendait sans support vers le sol; enfin de vieux lambeaux de chaume déchirés du toit et tourbillonnant au vent. La suie noire contre un pan de briques autrefois crépi marquait encore la place du foyer où cette famille de montagnards avait vécu', aimé, tari. Derrière ces murailles en ruine, le rocher, creusé en lit de torrent par l'écoulement des eaux de source et des pluies, formait une sorte de canal naturel d'où la petite cascade pleuvait à petit bruit dans le ravin. C'était de ce côté qu'ouvrait jadis la fenêtre. basse de la cabane tournée au nord. Un immense lierre, les racines dans l'eau, encadrait déjà de mon temps cette fenêtre et ce côté du mur. Maintenant il remplissait l'ouverture tout entière d'une gerbe touffue de ses feuilles et de ses grappes noires, comme s'il eût porté des fruits de deuil sur la ruine de la maison qui l'avait nourri. Il s'accrochait aux solives, aux jambages de la cheminée, à l'entablement de la porte; il se hérissait en corniches débordantes au sommet de chaque pan de mur et sur les rebords mêmes de la roche, comme un chien couché sur son maître mort, qui l'étreint de ses pattes, qui le couvre de son corps, et qui semble défier les hommes de lui enlever la dépouille de celui qui l'a aimé.

V

Claude n'avait pas essayé de relever la maison ébou

lée de sa famille et de s'y refaire un asile à lui-même. Rien n'aurait été plus facile quand la pierre, le bois, les tuiles, étaient encore sains. Pourquoi avait-il préféré se giter au pied du rocher, sous une espèce de concavité qui formait autrefois l'étable des chèvres, et se coucher là comme un mendiant sous la porte? Dieu le sait. Sans doute ce fut par quelque superstition secrète du cœur pour le toit où il avait vécu et aimé, ou par l'horreur de s'y voir seul et de le sentir si vide après l'avoir vu si plein. Car ce n'était pas paresse; il faisait toutes les semaines, pour rien, plus de travail qu'il n'en eût fallu pour relever et entretenir la solide cabane de sa mère.

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Quoi qu'il en soit, sa maisonnette, ou plutôt sa grotte, ne consistait qu'en une espèce de cave taillée, ou par les eaux ou par l'éboulement d'une partie des parois, dans le flanc même du rocher. Comme cette cavité était peu profonde, il y avait ajouté deux petits murs de pierres informes, et la plupart triangulaires, de granit roulé. Ces pierres étaient posées sans art les unes sur les autres, de manière cependant que les angles sortants des unes s'enchâssassent dans les angles rentrants des autres, comme les murs cyclopéens qu'on voit en Étrurie, sans savoir qui les a bâtis de la nature ou de l'homme. Ces deux murs partaient du rocher, s'avançaient de quelques pas sur la rocaille en pente, mêlée de quelques touffes de buis; un autre mur pareil les rejoignait. Il était percé, en face de la vallée, d'une porte basse et d'une lucarne à côté fermée d'une botte de genêts encore en fleurs. La porte, bâtie de trois morceaux de planches vermoulues évidemment empruntées

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