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moins encore dont l'étoile, même favorable, ne soit contre-balancée par l'influence maligne d'une étoile opposée. Vous, au contraire, vous en avez plusieurs; et toutes sont en harmonie pour vous servir, et toutes s'entr'aident en votre faveur. Quel est votre nom? »

Je le lui dis.

« Je ne l'avais jamais entendu! reprit-elle avec l'accent de la vérité.

-Voilà, milady, ce que c'est que la gloire. J'ai composé quelques vers dans ma vie, qui ont fait répéter un million de fois mon nom par tous les échos littéraires de l'Europe; mais cet écho est trop faible pour traverser votre mer et vos montagnes, et ici je suis un homme complétement inconnu, un nom jamais prononcé! Je n'en suis que plus flatté de la bienveillance que vous me prodiguez : je ne la dois qu'à vous et à moi.

Oui, me dit-elle, poëte ou non, je vous aime et j'espère en vous; nous nous reverrons, soyez-en certain! Vous retournerez dans l'Occident, mais vous ne tarderez pas beaucoup à revenir en Orient : c'est votre patrie.

C'est du moins, lui dis-je, la patrie de mon imagination.

-Ne riez pas, reprit-elle; c'est votre patrie véritable, c'est la patrie de vos pères. J'en suis sûre maintenant : regardez votre pied!

- Je n'y vois, lui dis-je, que la poussière de vos sentiers qui le couvre, et dont je rougirais dans un salon de la vieille Europe.

-Ce n'est pas cela, reprit-elle encore regardez votre pied. >>

Je n'y avais pas encore pris garde moi-même.

« Voyez le cou-de-pied est très-élevé, et il y a entre votre talon et vos doigts, quand votre pied est à terre,

un espace suffisant pour que l'eau y passe sans vous mouiller. C'est le pied de l'Arabe, c'est le pied del'Orient; vous êtes un fils de ces climats, et nous approchons du jour où chacun rentrera dans la terre de ses pères. Nous nous reverrons. »

Un esclave noir entra alors, et, se couchant devant elle, le front sur le tapis et les mains sur la tête, lui dit quelques mots en arabe. « Allez, me dit-elle, vous êtes servi. Dinez vite, et revenez bientôt. Je vais m'occuper de vous, et voir plus clair dans la confusion de mes idées sur votre personne et votre avenir. Moi, je ne mange jamais avec personne ; je vis trop sobrement. Du pain, des fruits, à l'heure où le besoin se fait sentir, me suffisent; je ne dois pas mettre un hôte à mon régime. »

Je fus conduit sous un berceau de jasmin et de laurier-rose, à la porte de ses jardins. Le couvert était mis pour M. de Parseval et pour moi : nous dinâmes trèsvite; mais elle n'attendit même pas que nous fussions hors de table, et elle envoya Léonardi me dire qu'elle m'attendait. J'y courus; je la trouvai fumant une longue pipe orientale: elle m'en fit apporter une. J'étais déjà accoutumé à voir fumer les femmes les plus élégantes et les plus belles de l'Orient; je ne trouvais plus rien de choquant dans cette attitude gracieuse et nonchalante, ni dans cette fumée odorante s'échappant en légères colonnes des lèvres d'une belle femme, et interrompant la conversation sans la refroidir. Nous causâmes longtemps ainsi, et toujours sur le sujet favori, sur le thème unique et mystérieux de cette femme extraordinaire, magicienne moderne, rappelant tout à fait les magiciennes fameuses de l'antiquité; Circé des déserts. Il me parut que les doctrines religieuses de

lady Esther étaient un mélange habile, quoique confus, des différentes religions au milieu desquelles elle s'est condamnée à vivre; mystérieuse comme les Druses, dont, seule peut-être au monde, elle connaît le secret mystique; résignée comme le musulman, et fataliste comme lui; avec le juif, attendant le Messie, et, avec le chrétien, professant l'adoration du Christ et la pratique de sa charitable morale. Ajoutez à cela les couleurs fantastiques et les rêves surnaturels d'une imagination teinte d'Orient et échauffée par la solitude et par la méditation, quelques révélations, peut-être des astrologues arabes; et vous aurez l'idée de ce composé sublime et bizarre, qu'il est plus commode d'appeler folie que d'analyser et de comprendre. Non, cette femme n'est point folle. La folie, qui s'écrit en traits trop évidents dans les yeux, n'est point écrite dans son beau et droit regard; la folie, qui se trahit dans la conversation, dont elle interrompt toujours involontairement la chaîne par des écarts brusques, désordonnés et excentriques, ne s'aperçoit nullement dans la conversation élevée, mystique, nuageuse, mais soutenue, liée, enchaînée et forte, de lady Esther. S'il me fallait prononcer, je dirais plutôt que c'est une folie volontaire, étudiée, qui se connaît soi-même, et qui a ses raisons pour paraître folie. La puissante admiration que son génie a exercée et exerce encore sur les populations arabes qui entourent les montagnes prouve assez que cette prétendue folie n'est qu'un moyen. Aux hommes de cette terre de prodiges, à ces hommes des rochers et des déserts, dont l'imagination est plus colorée et plus brumeuse que l'horizon de leurs sables ou de leurs mers, il faut la parole de Mahomet ou de lady Stanhope! il faut le commerce des astres, les prophéties, les mi

racles, la seconde vue du génie! Lady Stanhope l'a compris d'abord par la haute portée de son intelligence vraiment supérieure; puis peut-être, comme tous les êtres doués de puissantes facultés intellectuelles, a-t-elle fini par se séduire elle-même, et par être la première néophyte du symbole qu'elle s'était créé pour d'autres. Tel est l'effet que cette femme a produit sur moi. On ne peut la juger ni la classer d'un mot: c'est une statue à immenses dimensions; on ne peut la juger qu'à son point de vue. Je ne serais pas surpris qu'un jour prochain ne réalisât une partie de la destinée qu'elle se promet à elle-même : un empire dans l'Arabie, un trône dans Jérusalem! La moindre commotion politique dans la région de l'Orient qu'elle habite pourrait la soulever jusque-là.

« Je n'ai à ce sujet, lui dis-je, qu'un reproche à faire à votre génie c'est celui d'avoir été trop timide avec les événements, et de n'avoir pas encore poussé votre fortune jusqu'où elle pouvait vous conduire.

Vous parlez, me dit-elle, comme un homme qu eroit encore trop à la volonté humaine, et pas assez à l'irrésistible empire de la destinée seule. Ma force, à moi, est en elle je l'attends, je ne l'appelle pas. Je vieillis, j'ai diminué de beaucoup ma fortune; je suis maintenant seule et abandonnée à moi-même sur ce rocher désert, en proie au premier audacieux qui voudrait forcer mes portes, entourée d'une bande de domestiques infidèles et d'esclaves ingrats, qui me dépouillent tous les jours et menacent quelquefois ma vie : dernièrement encore, je n'ai dû mon salut qu'à ce poignard, dont j'ai été forcée de me servir pour défendre ma poitrine contre celui d'un esclave noir que j'ai élevé. Eh bien! au milieu de toutes ces tribulations, je suis heureuse; je réponds à tout par

le mot sacré des musulmans: Allah kerim! la volonté de Dieu! et j'attends avec confiance l'avenir dont je vous ai parlé, et dont je voudrais vous inspirer à vousmême la certitude que vous devez en avoir. »

Après avoir fumé plusieurs pipes, bu plusieurs tasses de café que des esclaves nègres apportaient de quart d'heure en quart d'heure : « Venez, dit-elle; je vais vous conduire dans un sanctuaire où je ne laisse pénétrer aucun profane : c'est mon jardin. » Nous y descendîmes par quelques marches, et je parcourus avec elle, dans un véritable enchantement, un des plus beaux jardins turcs que j'aie encore vus en Orient. Des treilles sombres dont les voûtes de verdure portaient, comme des milliers de lustres, les raisins étincelants de la terre promise; des kiosques où les arabesques sculptées s'entrelaçaient aux jasmins et aux plantes grimpantes, lianes de l'Asie; des bassins où une eau, artificielle il est vrai, venait d'une lieue de loin murmurer et jaillir dans les jets d'eau de marbre; des allées jalonnées de tous les arbres fruitiers de l'Angleterre, de l'Europe, de ces beaux climats; de vertes pelouses semées d'arbustes en fleurs, et des compartiments de marbre entourant des gerbes de fleurs nouvelles pour mes yeux voilà ce jardin. Nous nous reposâmes tour à tour dans plusieurs des kiosques dont il est orné, et jamais la conversation intarissable de lady Esther ne perdit le ton mystique et l'élévation de sujet qu'elle avait eus le matin. « Puisque la destinée, me dit-elle à la fin, vous a envoyé ici, et qu'une sympathie si étonnante entre nos astres me permet de vous confier ce que je cacherais à tant de profanes, venez; je veux vous faire voir de vos yeux un prodige de la nature dont

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