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L'espace y lasse en vain la lente caravane,
La solitude y dort son immense sommeil !
Là, des peuples taris ont laissé leurs lits vides;
Là, d'empires poudreux les sillons sont couverts;
Là, comme un stylet d'or, l'ombre des Pyramides
Mesure l'heure morte à des sables livides

Sur le cadran nu des déserts!

Roule libre, et descends des Alpes étoilées
L'arbre pyramidal pour nous tailler nos mâts,
Et le chanvre et le lin de tes grasses vallées!
Tes sapins sont les ponts qui joignent les climats.

Allons-y, mais sans perdre un frère dans la marche,
Sans vendre à l'oppresseur un peuple gémissant,
Sans montrer au retour au Dieu du patriarche,
Au lieu d'un fils qu'il aime, une robe de sang!
Rapportons-en le blé, l'or, la laine et la soie,
Avec la liberté, fruit qui germe en tout lieu;
Et tissons de repos, d'alliance et de joie
L'étendard sympathique où le monde déploie
L'unité, ce blason de Dieu!...

Roule libre, et grossis tes ondes printanières,
Pour écumer d'ivresse autour de tes roseaux;
Et que les sept couleurs qui teignent nos bannières,
Arc-en-ciel de la paix, serpentent dans tes eaux !

L'ermite du cap Saint-Angelo, en Grèce.

A l'extrémité du cap San-Angelo ou Malia, qui s'avance beaucoup dans la mer, commence le passage étroit que les marins timides évitent en laissant l'île de

Cérigo sur leur gauche. Ce cap est le cap des Tempêtes pour les matelots grecs. Les pirates seuls l'affrontent, parce qu'ils savent qu'on ne les y suivra pas. Le vent tombe de ce cap avec tant de poids et de fougue sur la mer, qu'il lance souvent des pierres roulantes de la montagne jusque sur le pont des navires.

Sur la pente escarpée et inaccessible du rocher qui forme la dent du cap, dent aiguisée par les ouragans et par l'écume des flots, le hasard a suspendu trois rochers détachés du sommet, et arrêtés à mi-pente dans leur chute. Ils sont là comme un nid d'oiseaux de mer penché sur l'abîme écumant des mers. Un peu de terre rougeâtre, arrêtée aussi par ces trois rochers inégaux, y donne racine à cinq ou six figuiers rabougris qui pendent eux-mêmes, avec leurs rameaux tortueux et leurs larges feuilles grises, sur le gouffre bruyant qui tournoie à leurs pieds. L'œil ne peut discerner aucun sentier, aucun escarpement praticable par où l'on puisse parvenir à ce petit tertre de végétation. Cependant on distingue une petite maison basse sous les figuiers, maison grise et sombre comme le roc qui lui sert de base, et avec lequel on la confond au premier regard. Au-dessus du toit plat de la maison s'élève une petite ogive vide, comme au-dessus de la porte des couvents d'Italie : une cloche y est suspendue; à droite, on voit des ruines antiques de fondation de briques rouges, où trois arcades sont ouvertes; elles conduisent à une petite terrasse. qui s'étend devant la maison. Un aigle aurait craint de bâtir son aire dans un tel endroit, sans un tronc d'arbre, sans un buisson pour s'abriter du vent qui rugit toujours, du bruit éternel de la mer qui brise, de son écume qui lèche sans relâche le rocher poli, sous un

ciel toujours brùlant. Eh bien! un homme a fait ce que l'oiseau même aurait à peine osé faire : il a choisi cet asile. Il vit là: nous l'aperçùmes; c'est un ermite. Nous doublions le cap de si près, que nous distinguions sa longue barbe blanche, son bâton, son chapelet, son capuchon de feutre brun, semblable à celui des matelots en hiver. Il se mit à genoux pendant que nous passions, le visage tourné vers la mer, comme s'il eût imploré le secours du ciel pour des étrangers inconnus dans ce périlleux passage. Le vent, qui s'échappe avec fureur des gorges de la Laconie aussitôt qu'on a doublé le rocher du cap, commençait à résonner dans nos voiles, à faire chanceler et tournoyer les deux bâtiments, et à couvrir la mer d'écume à perte de vue. Une nouvelle mer s'ouvrait devant nous. L'ermite monta, pour nous suivre plus loin des yeux, sur la crête d'un des trois rochers; et nous le distinguâmes là, à genoux et immobile, tant que nous fùmes en vue du cap.

Qu'est-ce que cet homme? Il lui faut une âme trois fois trempée, pour avoir choisi cet affreux séjour; il faut un cœur et des sens avides de fortes et éternelles émotions, pour vivre dans ce nid de vautour, seul avec l'horizon sans bornes, les ouragans et les mugissements de la mer son unique spectacle, c'est de temps en temps un navire qui passe, le craquement des mâts, le déchirement des voiles, le canon de détresse, les clameurs des matelots en perdition.

Ces trois figuiers, ce petit champ inaccessible, ce spectacle de la lutte convulsive des éléments, ces impressions âpres, sévères, méditatives dans l'âme, c'était là un des rêves de mon enfance et de ma jeunesse. Par

un instinct que la connaissance des hommes confirma plus tard, je n'ai jamais placé le bonheur que dans la solitude. Ce désert suspendu entre le ciel et la mer, ébranlé par le choc incessant des airs et des vagues, serait encore un des charmes de mon cœur. C'est l'attitude de l'oiseau des montagnes touchant encore du pied la cime aiguë du rocher, et battant déjà des ailes pour s'élancer plus haut dans les régions de la lumière. Il n'y a aucun homme bien organisé qui ne devînt, dans un pareil séjour, un saint ou un grand poëte; tous les deux peut-être. Mais quelle violente secousse de la vie n'a-t-il pas fallu pour me donner à moi-même de pareilles. pensées et de pareils désirs, et pour jeter là ces autres hommes que j'y vois! Dieu le sait. Quoi qu'il en soit, ce ne peut être un homme vulgaire que celui qui a senti la volupté et le besoin de se cramponner, comme la liane pendante, aux parois d'un pareil abîme, et de s'y balancer pendant toute une vie au tumulte des éléments, à la terrible harmonie des tempêtes, seul avec son idée, devant la nature et devant Dieu.

Le crucifix.

Toi que j'ai recueilli sur sa bouche expirante
Avec son dernier souffle et son dernier adieu,
Symbole deux fois saint, don d'une main mourante,
Image de mon Dieu;

Que de pleurs ont coulé sur tes pieds que j'adore,
Depuis l'heure sacrée où, du sein d'un martyr,

Dans mes tremblantes mains tu passas, tiède encore De son dernier soupir!

Les saints flambeaux jetaient une dernière flamme;
Le prêtre murmurait ces doux chants de la mort,
Pareils aux chants plaintifs que murmure une femme
A l'enfant qui s'endort.

De son pieux espoir son front gardait la trace,
Et sur ses traits, frappés d'une auguste beauté,
La douleur fugitive avait empreint sa grâce,
La mort sa majesté.

Le vent qui caressait sa tète échevelée

Me montrait tour à tour ou me voilait ses traits,
Comme l'on voit flotter sur un blanc mausolée
L'ombre des noirs cyprès.

Un de ses bras pendait de la funèbre couche;
L'autre, languissamment replié sur son cœur,
Semblait chercher encore et presser sur sa bouche
L'image du Sauveur.

Ses lèvres s'entr'ouvraient pour l'embrasser encore;
Mais son âme avait fui dans ce divin baiser,
Comme un léger parfum que la flamme dévore
Avant de l'embraser.

Maintenant tout dormait sur sa bouche glacée,
Le souffle se taisait dans son sein endormi,
Et sur l'œil sans regard la paupière affaissée
Retombait à demi.

Et moi, debout, saisi d'une terreur secrète,
Je n'osais m'approcher de ce reste adoré,
Comme si du trépas la majesté muette
L'eût déjà consacré.

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