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Quand tout le tracas du jour se taisait, que nous avions pris le repas du soir, que les voisins qui venaient quelquefois en visite s'étaient retirés, et que l'ombre de la montagne, s'allongeant sur le petit jardin, y versait déjà le crépuscule de la journée qui allait finir, ma mère se séparait un moment de nous. Elle nous laissait, soit dans le petit salon, soit au coin du jardin, à distance d'elle. Elle prenait enfin son heure de repos et de méditation à elle seule. C'était le moment où elle se recueillait, avec toutes ses pensées rappelées à elle et tous ses sentiments extravasés de son cœur pendant le jour, dans le sein de Dieu, où elle aimait tant à se replonger. Nous connaissions, tout jeunes que nous étions, cette heure à part qui lui était réservée entre toutes les heures. Nous nous écartions tout naturellement de l'allée de jardin où elle se promenait, comme si nous eussions craint d'interrompre ou d'entendre les mystérieuses confidences d'elle à Dieu et de Dieu à elle ! C'était une petite allée de sable jaune tirant sur le rouge, bordée de fraisiers, entre des arbres fruitiers qui ne s'élevaient pas plus haut que sa tête. Un gros bouquet de noisetiers était au bout de l'allée d'un côté, un mur de l'autre. C'était le site le plus désert et le plus abrité du jardin. C'est pour cela qu'elle le préférait, car ce qu'elle voyait dans cette allée était en elle et non dans l'horizon de la terre. Elle y marchait d'un pas rapide, mais très-régulier, comme quelqu'un qui pense fortement, qui va à un but certain, et que l'enthousiasme soulève en marchant. Elle avait ordinairement la tête nue; ses beaux cheveux noirs à demi livrés au vent; son visage, un peu plus grave que le reste du jour, tantôt légèrement incliné vers la terre, tantôt relevé vers le ciel, où ses regards semblaient chercher les premières étoiles qui commençaient à se déta

cher du bleu de la nuit dans le firmament. Ses bras étaient nus à partir du coude: ses mains étaient tantôt jointes comme celles de quelqu'un qui prie, tantôt libres et cueillant par distraction quelques roses ou quelques mauves violettes, dont les hautes tiges croissaient au bord de l'allée. Quelquefois ses lèvres étaient entr'ouvertes et immobiles, quelquefois fermées et agitées d'un imperceptible mouvement, comme celles de quelqu'un qui parle en rêvant.

Elle parcourait ainsi pendant une demi-heure, plus ou moins, selon la beauté de la soirée, la liberté de son temps ou l'abondance de l'inspiration intérieure, deux ou trois cents fois l'espace de l'allée. Que faisait-elle ainsi? Vous l'avez deviné. Elle vivait un moment en Dieu seul. Elle échappait à la terre. Elle se séparait volontairement de tout ce qui la touchait ici-bas pour aller chercher dans une communication anticipée avec le Créateur, au sein même de la création, ce rafraîchissement céleste dont l'âme souffrante et aimante a besoin pour reprendre les forces de souffrir et d'aimer toujours davantage.

Ce que Dieu disait à cette âme, Dieu seul le sait; ce qu'elle disait à Dieu, nous le savons à peu près comme elle. C'étaient des retours pleins de sincérité et de componction sur les légères fautes qu'elle avait pu commettre dans l'accomplissement de ses devoirs dans la journée; de tendres reproches qu'elle se faisait à ellemême pour s'encourager à mieux correspondre aux grâces divines de sa situation; des remercîments passionnés à la Providence pour quelques-uns de ces petits bonheurs qui lui étaient arrivés en nous : son fils, qui avait annoncé d'heureuses inclinations; ses filles, qui

s'embellissaient sous ses yeux; son mari, qui, par son intelligence et son ordre admirable, avait légèrement accru la petite fortune et le bien-être futur de la maison; puis les blés qui s'annonçaient beaux ; la vigne, notre principale richesse, dont les fleurs bien parfumées embaumaient l'air et promettaient une abondante vendange; quelques contemplations soudaines, ravissantes, de la grandeur du firmament, de l'armée des astres, de la beauté de la saison, de l'organisation des fleurs, des insectes, des instincts maternels des oiseaux, dont on voyait toujours quelques nids respectés par nous entre les branches de nos rosiers ou de nos arbustes. Tout cela entassé dans son cœur comme les prémices sur l'autel, et allumé au feu de son jeune enthousiasme s'exhalant en regards, en soupirs, en quelques gestes inaperçus et en versets des Psaumes sourdement murmurés! voilà ce qu'entendaient seulement les herbes, les feuilles, les arbres et les fleurs dans cette allée du recueillement.

Cette allée était pour nous comme un sanctuaire dans un saint lieu, comme la chapelle du jardin où Dieu luimême la visitait. Nous n'osions jamais y venir jouer; nous la laissions entièrement à son mystérieux usage sans qu'on nous l'eût défendu. A présent encore, après tant d'années que son ombre seule s'y promène, quand je vais dans ce jardin, je respecte l'allée de ma mère. Je baisse la tête en la traversant, mais je ne m'y promène pas moi-même, pour n'y pas effacer sa trace.

Quand elle sortait de ce sanctuaire et qu'elle revenait vers nous, ses yeux étaient mouillés, son visage plus serein et plus apaisé encore qu'à l'ordinaire. Son sourire perpétuel sur ses gracieuses lèvres avait quelque chose

de plus tendre et de plus amoureux encore. On eût dit qu'elle avait déposé un fardeau de tristesse ou d'adoration, et qu'elle marchait plus légèrement à ses devoirs le reste de la journée.

Les oiseaux.

Orchestre du Très-Haut, bardes de ses louanges,
Ils chantent à l'été des notes de bonheur ;
Ils parcourent les airs avec des ailes d'anges
Échappés tout joyeux des jardins du Seigneur.

Tant que durent les fleurs, tant que l'épi qu'on coupe
Laisse tomber un grain sur les sillons jaunis,

Tant que le rude hiver n'a pas gelé la coupe
Où leurs pieds vont poser comme aux bords de leurs nids,

Ils remplissent le ciel de musique et de joie :
La jeune fille embaume et verdit leur prison,
L'enfant passe la main sur leur duvet de soie,
Le vieillard les nourrit au seuil de sa maison.

Mais dans les mois d'hiver, quand la neige et le givre
Ont remplacé la feuille et le fruit, où vont-ils ?
Ont-ils cessé d'aimer? ont-ils cessé de vivre?
Nul ne sait le secret de leurs lointains exils.

On voit pendre à la branche un nid rempli d'écailles,
Dont le vent pluvieux balance un noir débris;
Pauvre maison en deuil et vieux pan de murailles
Que les petits, hier, réjouissaient de cris.

O mes charmants oiseaux, vous si joyeux d'éclore!
La vie est donc un piége où le bon Dieu vous prend?
Hélas! c'est comme nous. Et nous chantons encore;
Que Dieu serait cruel, s'il n'était pas si grand!

Le cheval arabe.

Un Arabe et sa tribu avaient attaqué dans le désert la caravane de Damas; la victoire était complète, et les Arabes étaient déjà occupés à charger leur riche butin, quand les cavaliers du pacha d'Acre, qui venaient à la rencontre de cette caravane, fondirent à l'improviste sur les Arabes victorieux, en tuèrent un grand nombre, firent les autres prisonniers, et, les ayant attachés avec des cordes, les emmenèrent à Acre pour en faire présent au pacha. Le chef arabe, Abou-el-Marsch, avait reçu une balle dans le bras pendant le combat; comme sa blessure n'était pas mortelle, les Turcs l'avaient attaché sur un chameau, et, s'étant emparés du cheval, emmenaient le cheval et le cavalier. Le soir du jour où ils devaient entrer à Acre, ils campèrent avec leurs prisonniers dans les montagnes de Saphadt: l'Arabe blessé avait les jambes liées ensemble par une courroie de cuir, et était étendu près de la tente où couchaient les Turcs. Pendant la nuit, tenu éveillé par la douleur de sa blessure, il entendit hennir son cheval parmi les autres chevaux entravés autour des tentes, selon l'usage des Orientaux; il reconnut sa voix, et, ne pouvant résister au désir d'aller parler encore une fois au compagnon de sa vie,

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