Page images
PDF
EPUB

préparons au combat; nos canons sont chargés; le pont est jonché de fusils et de pistolets. Le capitaine somme le commandant du brick grec de se retirer. Celui-ci, voyant vingt-cinq hommes bien armés sur notre pont, se décide à ne pas risquer l'abordage. Il s'éloigne, il revient une seconde fois, et touche presque à notre bâtiment. Nous allons faire feu. Il se retire et s'excuse encore, et reste pendant un quart d'heure à portée de pistolet. Il prétend qu'il est comme nous un bâtiment marchand rentrant dans l'Archipel. J'observe son équipage. Jamais je n'ai vu des figures où le crime, le meurtre et le pillage, fussent écrits en plus hideux caractères. On aperçoit quinze ou vingt bandits, les uns en costume albanais, les autres avec des lambeaux d'habits européens, assis, couchés, ou manoeuvrant sur son bord. Tous sont armés de pistolets et de poignards dont les manches étincellent de ciselures d'argent. Il y a du feu sur le pont, où deux femmes âgées font cuire du poisson. Une jeune fille de quinze à seize ans paraît de temps en temps parmi ces mégères : figure céleste, apparition angélique au milieu de ces figures infernales. Une des vieilles femmes la repousse plusieurs fois dans l'entrepont; elle descend en pleurant. Une dispute s'élève apparemment à ce sujet entre quelques hommes de l'équipage: deux poignards sont tirés et brandis. Le capitaine, qui fume nonchalamment sa pipe, accoudé sur la barre, se jette entre les deux bandits, il en renverse un sur le pont tout s'apaise; la jeune Grecque remonte, elle essuie ses yeux avec les longues tresses de ses cheveux; elle s'assied au pied du grand mât. Une des vieilles femmes est à genoux derrière elle, elle peigne les longs cheveux de la jeune fille. Le vent fraîchit. Le pirate grec met le cap sur Cérigo, et en un clin d'œil il se

couvre de voiles et n'est bientôt plus qu'un point blanc à l'horizon.

Nous mettons en panne pour attendre la frégate, qui tire un coup de canon pour nous avertir. En peu d'heures elle nous a rejoints. Le pirate grec qu'elle poursuivait lui a échappé. Il est entré dans une des anses inaccessibles de la côte, où ils se réfugient toujours en pareille rencontre.

L'automne.

Salut, bois couronnés d'un reste de verdure!
Feuillages jaunissants sur les gazons épars!
Salut, derniers beaux jours! le deuil de la nature
Convient à la douleur, et plaît à mes regards.

Oui, dans ces jours d'automne où la nature expire,
A ses regards voilés je trouve plus d'attraits;
C'est l'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais.

Ainsi, prêt à quitter l'horizon de la vie,
Pleurant de mes longs jours l'espoir évanoui,
Je me retourne encor, et d'un regard d'envie
Je contemple ses biens dont je n'ai pas joui.

Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau !
L'air est si parfumé! la lumière est si pure!

Aux regards d'un mourant le soleil est si beau!

Je voudrais maintenant vider jusqu'à la lie
Ce calice mêlé de nectar et de fiel:

Au fond de cette coupe où je buvais la vie
Peut-être restait-il une goutte de miel!

Peut-être l'avenir me gardait-il encore

Un retour de bonheur dont l'espoir est perdu!
Peut-être, dans la foule, une âme que j'ignore
Aurait compris mon âme, et m'aurait répondu !.....

La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire;
A la vie, au soleil, ce sont là ses adieux :

Moi, je meurs; et mon âme, au moment qu'elle expire,
S'exhale comme un son triste et mélodieux.

La famille.

I

La famille est évidemment un complément de nousmêmes, plus grand que nous-mêmes, existant avant nous et nous survivant avec ce qu'il y a de meilleur de nous; c'est l'image de la sainte et amoureuse unité des êtres révélée par le petit groupe d'êtres qui tiennent les uns aux autres, et rendue visible par le sentiment ! J'ai souvent compris qu'on voulût étendre la famille; mais la détruire!... C'est un blasphème contre la nature et une impiété contre le cœur humain! Où s'en iraient toutes ces affections qui sont nées là et qui ont leur nid sous le toit paternel? La vie n'aurait point de source, elle ne saurait d'où elle vient ni où elle va. Toutes ces

tendresses de l'âme deviendraient des abstractions de l'intelligence. Ah! le chef-d'œuvre de Dieu, c'est d'avoir fait que ses lois les plus conservatrices de l'humanité fussent en même temps les sentiments les plus délicieux de l'individu! Tant qu'on n'aime pas, on ne comprend pas!

Heureux celui que Dieu a fait naître d'une bonne et sainte famille! c'est la première des bénédictions de la destinée; et quand je dis une bonne famille, je n'entends pas une famille noble de cette noblesse que les hommes honorent et qu'ils enregistrent sur du parchemin. Il y a une noblesse dans toutes les conditions. J'ai connu des familles de laboureurs où cette pureté de sentiments, où cette chevalerie de probité, où cette fleur de délicatesse, où cette légitimité des traditions qu'on appelle la noblesse, étaient aussi visibles dans les actes, dans les traits, dans le langage, dans les manières, qu'elles le furent jamais dans les plus hautes races de la monarchie. Il y a la noblesse de la nature comme celle de la société, et c'est la meilleure. Peu importe à quel étage de la rue ou de quelle grandeur dans les champs soit le foyer domestique, pourvu qu'il soit le refuge de la piété, de l'intégrité et des tendresses de la famille qui s'y perpétue! La prédestination de l'enfant, c'est la maison où il est né; son âme se compose surtout des impressions qu'il y a reçues. Le regard des yeux de notre mère est une partie de notre âme qui pénètre en nous par nos propres yeux. Quel est celui qui, en revoyant ce regard seulement en songe ou en idée, ne sent pas descendre dans sa pensée quelque chose qui en apaise le trouble et qui en éclaire la sérénité?

II

La résidence de ma famille était une petite maiso basse, mais massive, qui surgit, comme une gross borne de pierre noirâtre, à l'extrémité d'un étroit jardin Elle est carrée, elle n'a qu'un étage et trois larges fenê tres sur chaque face. Les murs n'en sont point crépis ; la pluie et la mousse ont donné aux pierres la teinte sombre et séculaire des vieux cloîtres d'abbaye. Du côté de la cour, on entre dans la maison par une haute porte en bois sculpté. Cette porte est assise sur un large perron de cinq marches en pierres de taille. Mais les pierres, quoique de dimension colossale, ont été tellement écornées, usées, morcelées par le temps et par les fardeaux qu'on y dépose, qu'elles sont entièrement disjointes, qu'elles vacillent en murmurant sourdement sous les pas, que les orties, les pariétaires humides y croissent çà et là dans les interstices, et que les petites grenouilles d'été, à la voix si douce et si mélancolique, y chantent le soir comme dans un marais.

On entre d'abord dans un corridor large et bien éclairé, mais dont la largeur est diminuée par de vastes armoires de noyer sculpté, où les paysans enferment le linge du ménage, et par des sacs de blé ou de farine, déposés là pour les besoins journaliers de la famille. A gauche est la cuisine, dont la porte, toujours ouverte, laisse apercevoir une longue table de bois de chêne entourée de bancs. Il est rare qu'on n'y voie pas des paysans attablés à toute heure du jour; car la nappe y est toujours mise, soit pour les ouvriers, soit pour ces innombrables survenants à qui on offre habituellement

« PreviousContinue »