Page images
PDF
EPUB

pas

que les chefs du gouvernement nouveau ne cherchent à se rattacher de jeunes hommes capables, comme tu le deviendrais, de servir, de soutenir et de décorer le règne des princes que Dieu nous a rendus. Ton pauvre père a bien de la peine à élever ses six enfants, et à ne pas tomber au-dessous de son rang dans la détresse de notre vie rustique. Tes autres parents sont bons et tendres, mais ils ne veulent pas comprendre qu'il faut de l'air pour respirer, et de l'action à une dévorante activité de vingt ans ! Voici mon dernier bijou. J'avais promis à ma mère de ne pas m'en séparer sans une nécessité suprême. Prends-le, vends-le; qu'il te serve à vivre quelques semaines de plus à Paris. C'est le dernier gage de tendresse que je jette pour toi à la loterie de la Providence. Il te portera bonheur, car j'y jette avec cet anneau toutes mes prières, toute ma tendresse et toutes mes sollicitudes pour toi. »>

Je pris l'anneau en baisant la main de ma mère et en laissant tomber une larme sur le diamant. Hélas! il me servit, non à chercher ou à attendre la faveur des hommes puissants et des princes: ceux-là se détournaient de mon obscurité; mais il me servit à vivre trois mois de la vie du cœur, dont un seul jour vaut des siècles d'ambition.

Le cachot du Tasse à Ferrare.

Que l'on soit homme ou Dieu, tout génie est martyre.
Du supplice plus tard on baise l'instrument;
L'homme adore la croix où sa victime expire,
Et du cachot du Tasse enchâsse le ciment.

Grand parmi les petits, libre chez les serviles,
Si le génie expire, il l'a bien mérité;

Car nous dressons partout aux portes de nos villes
Ces gibets de la gloire et de la vérité.

Loin de nous amollir, que ce sort nous retrempe! Sachons le prix du don, mais ouvrons notre main. Nos pleurs et notre sang sont l'huile de la lampe Que Dieu nous fait porter devant le genre humain !

Prière d'un serviteur.

Dieu descendu du ciel dans le sein d'une femme,
Pour porter nos fardeaux, pour délivrer notre âme;
Dieu né dans une étable et mort sur une croix,
Je prie en ton saint nom le Père en qui tu crois!
J'aime ta pauvreté, j'espère en ton supplice;
Par les gouttes de sang de ton divin calice,
Sanctifie, ô Jésus! sur le front du chrétien,
Les gouttes de sueur qui découlaient du tien !
Fais-nous par ton exemple honorer notre père,
Fais-nous croître et souffrir, les yeux sur notre mère !

Donne-nous le repas des oiseaux du buisson,
Le grain qui sur le champ reste après la moisson,
Et, pour bénir l'état où tu nous as fait naître,
Un bon père là-haut!... sur la terre un bon maître!

Les pauvres et les malades.

En rentrant de nos promenades à la campagne, notre mère nous faisait presque toujours passer devant les pauvres maisons des malades ou des indigents du village. Elle s'approchait de leurs lits; elle leur donnait quelques conseils et quelques remèdes. Elle puisait ses ordonnances dans Tissot ou dans Buchan, ces deux médecins populaires. Elle faisait de la médecine son étude assidue pour l'appliquer aux indigents. Elle avait des vrais médecins le génie instinctif, le coup d'œil prompt, la main heureuse. Nous l'aidions dans ses visites quotidiennes. L'un de nous portait la charpie et l'huile aromatique pour les blessés; l'autre, les bandes de linge. pour les compresses. Nous apprenions ainsi à n'avoir aucune de ces répugnances qui rendent plus tard l'homme faible devant la maladie, inutile à ceux qui souffrent, timide devant la mort. Elle ne nous écartait pas des plus affreux spectacles de la misère, de la douleur et même de l'agonie. Je l'ai vue souvent debout, assise ou à genoux au chevet de ces grabats des chaumières, ou dans les étables où les paysans couchent quand ils sont vieux et cassés, essuyer de ses mains la sueur froide des pauvres mourants, les retourner sous

leurs couvertures, leur réciter les prières du dernier moment, et attendre patiemment des heures entières que leur âme eût passé à Dieu, au son de sa douce voix.

Elle faisait de nous aussi les ministres de ses aumônes. Nous étions sans cesse occupés, moi surtout comme le plus grand, à porter au loin, dans les maisons isolées de la montagne, tantôt un peu de pain blanc pour les femmes en couches, tantôt une bouteille de vin vieux et des morceaux de sucre, tantôt un peu de bouillon fortifiant pour les vieillards épuisés faute de nourriture. Ces petits messages étaient même pour nous des plaisirs et des récompenses. Les paysans nous connaissaient à deux ou trois lieues à la ronde. Ils ne nous voyaient jamais passer sans nous appeler par nos noms d'enfant, qui leur étaient familiers, sans nous prier d'entrer chez eux, d'y accepter un morceau de pain, de lard ou de fromage. Nous étions, pour tout le canton, les fils de la dame, les envoyés de bonnes nouvelles, les anges de secours pour toutes les misères abandonnées des gens de la campagne. Là où nous entrions, entrait une providence, une espérance, une consolation, un rayon de joie et de charité. Ces douces habitudes d'intimité avec tous les malheureux et d'entrée familière dans toutes les demeures des habitants du pays avaient fait pour nous une véritable famille de tout ce peuple des champs. Depuis les vieillards jusqu'aux petits enfants, nous connaissions tout ce petit monde par son nom. Le matin, les marches de pierre de la porte d'entrée de Milly et le corridor étaient toujours assiégés de malades ou de parents des malades qui venaient chercher des consultations auprès de notre mère. Après nous, c'était à cela qu'elle consacrait ses matinées. Elle était toujours oc

cupée à faire quelques préparations médicinales pour les pauvres, à piler des herbes, à faire des tisanes, à peser des drogues dans de petites balances, souvent même à panser les blessures ou les plaies les plus dégoûtantes. Elle nous employait, nous l'aidions selon nos forces à tout cela. D'autres cherchent l'or dans ces alambics: notre mère n'y cherchait que le soulagement des infirmités des misérables, et plaçait ainsi bien plus haut et bien plus sûrement dans le ciel l'unique trésor qu'elle ait jamais désiré ici-bas: les bénédictions des pauvres et la volonté de Dieu.

Les laboureurs.

(C'est le pasteur de village des Alpes qui parle.`

Quelquefois dès l'aurore, après le sacrifice,
Ma Bible sous mon bras, quand le ciel est propice,
Je quitte mon église et mes murs jusqu'au soir,
Et je vais par les champs m'égarer ou m'asseoir,
Sans guide, sans chemin, marchant à l'aventure,
Comme un livre au hasard feuilletant la nature;
Mais partout recueilli, car j'y trouve en tout lieu
Quelque fragment écrit du vaste nom de Dieu.
Oh! qui peut lire ainsi les pages du grand livre
Ne doit ni se lasser ni se plaindre de vivre!

La tiède attraction des rayons d'un ciel chaud
Sur les monts, ce matin, m'avait mené plus haut;
J'atteignis le sommet d'une rude colline

Qu'un lac baigne à sa base et qu'un glacier domine,

« PreviousContinue »