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CHRONIQUE PARISIENNE

En hiver triste. Benjamin Constant.

La petite princesse Hélène. - Ma

dame de Maintenon. — Livres d'histoire et biographies.

L'hiver parisien s'est traîné lourdement et tristement. Les bruits de guerre qui nous arrivaient du dehors avaient mis comme une pierre sur tous les cœurs. Si jamais pays a voulu la paix, c'est la France en ce moment. Il n'y a pas une classe de la nation où ce sentiment ne soit, je ne dis pas général, mais unanime. C'est par les journaux étrangers que nous apprenions que nous étions excités et que le général Boulanger nous menait. Ici, les feuilles radicales, qui travaillent pour un public spécial auquel il faut toujours un tapage quelconque, étaient seules à s'occuper du général Boulanger. Le reste du pays ne demandait qu'à vaquer tranquillement à ses affaires, qui ne vont déjà pas si bien. Mais laissons ces sujets, qui ne sont pas de notre ressort, et parlons de votre compatriote Benjamin Constant, redevenu le lion du jour par la publication de fragments de son Journal intime 1.

J'ignore si Benjamin Constant est populaire en Suisse. En tout cas, le Journal intime n'est pas fait pour plaire à Lausanne, ni à Genève. Il est peu aimable pour l'une et l'autre ville. Benjamin Constant reconnaît qu'il y avait un trop grand abime entre les idées pour qu'on pût s'entendre, mais les Suisses lui faisaient néanmoins bon accueil et il les maltraitait dans ses notes: voilà la nuance. Le Journal est du reste curieux et amusant, rempli de jolis portraits, de scènes vivement contées et de jugements littéraires très fins. Il s'y rencontre aussi des aveux et des demi-aveux dont les futurs biographes de l'auteur feront leur profit.

Dans la Revue internationale, de Rome.

On y voit, par exemple, qu'une des idée fixes de Benjamin. Constant était de convaincre le monde de sa sensibilité. Le monde s'obstinait à l'en croire dépourvu, en quoi le monde avait tort, et cette pensée l'irritait. Il avait les dehors secs, et il le savait Mon caractère, disait-il, a toujours le tort des formes. Mais il se sentait très accessible à l'émotion et il écrivait en faisant un retour sur lui-même : « Les hommes qui passent pour être durs sont de fait beaucoup plus sensibles que ceux dont on vante la sensibilité expansive. Ils se font durs parce que leur sensibilité, étant vraie, les fait souffrir. Les autres n'ont pas besoin de se faire durs, car ce qu'ils ont de sensibilité est bien facile à porter. »

Quelques jours plus tard (ou quelques semaines, il n'y a pas de date) il écrit à Coppet, où il était assez en train de se disputer avec Mme de Staël : « On me querelle sur mon peu de sensibilité! Non, je n'ai pas peu de sensibilité; mais elle est susceptible et jamais celle des autres ne lui convient parfaitement. Elle me paraît toujours trop lourde ou trop légère et me heurte. Je n'y trouve rien de juste ni de très profond ; je n'y vois qu'un moyen de se débarrasser de la douleur qui me paraît ignoble. En un mot, ma sensibilité est toujours blessée de la démonstration de celle des autres. »

Ses querelles avec son hôtesse venaient de ce qu'il l'avait demandée en mariage et avait été refusé : Mme de Staël aurait cru déroger en s'appelant Mme Benjamin Constant. Ce n'est pas tout. Elle ne voulait pas l'épouser, mais elle ne voulait pas davantage qu'il en épousât une autre. Elle entendait le garder à sa cour, dans la situation délicieuse de soupirant éconduit qui continue à soupirer. Benjamin Constant trouvait l'exigence un peu .forte, et, dans son dépit, il découvrait tous les défauts de sa divinité. Elle était opprimante, agitante; on n'avait jamais, avec elle, un instant de tranquillité; si on lui résistait, gare les scènes : « Quand elle se livre à sa fougue, c'est un fracas comme tous les orages et les tremblements de terre. »

Elle l'accusait, elle aussi, d'être un cœur sec: Resté seul avec Mme de Staël, l'orage s'élève peu à peu. Scène effroyable jusqu'à trois heures du matin sur ce que je n'ai pas de sensibilité. »

Le pis était qu'elle faisait de préférence ses scènes la nuit et, justement, Benjamin Constant, qui avait mal aux yeux, aimait à se coucher de bonne heure. Les invités croyaient avoir été admirables de politesse en tenant compagnie à la maîtresse de la maison jusqu'à une heure du matin et avoir bien gagné leur lit point du tout; c'était le bon moment pour causer et Mme de Staël exposait tout un programme: d'abord une explication avec Schlegel, puis une conversation sur tel, tel et tel sujet. Benjamin Constant enrageait et obéissait, de peur des orages et tremblements de terre. »

On a presque autant parlé ce mois-ci de la princesse Hélène de Ligne que de Benjamin Constant. Cette gentille petite personne, dont les cahiers de pensionnaire ont été retrouvés par Lucien Perey (Mlle Herpin), était Polonaise et de la noble famille des Massalski. Elle épousa un prince de Ligne et fut délicieuse, après quoi elle tourna mal et enleva un Polonais. Il y a donc pas mal à redire à sa conception de la morale, mais quand elle écrivit ses Mémoires, elle avait de neuf à quatorze ans et l'innocence de son âge. On peut jouir des « cahiers sans scrupule ni crainte1.

Elle était orpheline et avait été mise, pour y être élevée, à l'Abbaye-aux-Bois, qui était alors un couvent d'éducation. On n'y rencontrait que les filles de la plus haute noblesse, et les religieuses chargées de l'éducation des pensionnaires portaient elles-mêmes les plus grands noms de France. Les Mémoires d'Hélène, où elle raconte sa vie de couvent, nous apprennent comment était élevée une Mortemart ou une Choiseul entre 1770 et 1780.

C'était un singulier mélange de mondanité et de soins domestiques. La musique, la peinture et la danse étaient cultivées avec beaucoup de soin. On donnait des bals. « Ce jour-là, écrit la princesse Hélène, nous quittions nos uniformes et chaque mère parait sa fille de son mieux, nous avions des habits de bal fort élégants. Il venait ces jours-là beaucoup de femmes du monde et surtout de jeunes femmes qui, n'allant pas seules, préféraient ces bals à ceux du monde, parce qu'elles

1 Histoire d'une grande dame au XVIIIe siècle. La princesse Hélène de Ligne, par Lucien Perey. 1 vol. in-8, Calmann Lévy.

n'étaient pas toujours obligées d'êtres assises à côté de leurs belles-mères. »

A l'une de ces fêtes deux jeunes femmes du monde, Mmes de Luynes et de la Roche-Aymon, crurent faire un bon tour en se cachant dans le couvent. Tout le monde parti ou couché, elles sortirent de leur cachette et se mirent à faire un tapage infernal toute la nuit dans le couvent. Elles cassèrent toutes les cruches que ces dames ont à la porte de leur cellule, elles arrêtèrent toutes les religieuses qu'elles rencontrèrent allant à matines, enfin elles firent un carillon infernal. »

L'abbesse, en femme d'esprit, défendit d'inquiéter ces deux étourdies. Elle défendit aussi de leur donner à manger et de les laisser sortir. On voit d'ici leur embarras lorsqu'après avoir fait toutes leurs sottises elles voulurent rentrer chez elles, leur terreur de ce que diraient leurs familles, les scènes de reproches des parents.

L'abbaye donnait des représentations sur un beau théâtre pourvu de nombreux décors. Les pensionnaires dansaient des ballets et jouaient des pièces. La princesse Hélène raconte qu'elle dansa l'Amour dans le ballet d'Orphée et Eurydice. Mlle de Choiseul dansait Orphée, Mlle de Damas Eurydice. « Nous étions en tout cinquante-cinq qui dansions. » Le même hiver, Hélène joua Rodrigue dans le Cid, Pauline dans Polyeucte et Cornélie dans la Mort de Pompée. Une autre année, on donna Esther. « Je jouai ce rôle... On nous dessina nos costumes d'après ceux de la Comédie-française. J'avais un habit blanc et argent, dont la jupe était toute agrafée en diamants du haut en bas, car j'en avais pour plus de cent mille écus, ayant tous ceux de Mmes de Mortemart, de Gramont et de Mme la duchesse de Choiseul. Ce fut la vicomtesse de Laval qui m'habilla. J'avais un manteau de velours bleu pâle et une couronne d'or. »

A côté de ces parties d'éducation si mondaines, il s'en trouvait d'autres dont la saveur bourgeoise nous étonne avec la composition aristocratique de l'Abbaye-aux-Bois. Le service intérieur de la maison était divisé en neuf obédiences auxquelles les élèves consacraient chaque jour un certain nombre d'heures. Il y avait l'obédience du réfectoire, où Hélène passa

deux mois à mettre le couvert, servir à table, ranger les porcelaines et les cristaux, etc.

Le service de la porte était un vrai service de portière.

Celui de la sacristie consistait à confectionner et raccommoder le linge et les ornements d'église.

A l'apothicairerie, on apprenait à préparer les tisanes et les cataplasmes.

Dans d'autres obédiences on rangeait les armoires à linge, on sortait les provisions, on aidait à la cuisine, on surveillait le balayage, on faisait les comptes de ménage, etc., etc. Qui se serait attendu à ce que les nobles élèves de l'Abbaye-auxBois salissent leurs mains blanches à ces travaux domestiques?

Je regrette de ne pouvoir m'arrêter davantage à ces charmants Mémoires, qui suggèrent tant de réflexions sur le monde d'avant la révolution. On est plein de reconnaissance, en les lisant, pour Mlle Herpin, l'incomparable fureteuse. Mais pourquoi nous raconte-t-elle, les Mémoires terminés, la guerre de 1787 entre les Turcs et les Russes et la révolte des Flandres qui eut lieu la même année ? Qu'est-ce que ces événements ont à faire dans une biographie d'Hélène Massalska? Le défaut de vouloir grossir les volumes à tout prix se fait sentir dans la seconde partie de l'ouvrage. La première est charmante.

Les amateurs de Mémoires et de Correspondances sont favorisés ce mois-ci. M. Geffroy, de l'Institut, publie deux volumes intitulés Madame de Maintenon (Hachette) où l'on trouvera un choix parfaitement bien fait des Lettres et Entretiens de la seconde femme de Louis XIV. Les notes et éclaircissements ne laissent non plus rien à désirer. Le lecteur pourra juger, pièces en mains, dans le procès engagé entre Saint-Simon et la critique moderne sur le véritable caractère de Mme de Maintenon. Dans les Mémoires de Saint-Simon, elle nous apparaît comme une femme remarquable, mais une intrigante et une hypocrite. D'après plusieurs écrivains de notre temps, dont M. Geffroy lui-même, c'était une très honnête femme, simple, droite, pieuse, ne se mêlant point d'affaires et menant une vie d'ennui et de tristesse auprès d'un roi égoïste et exigeant. Quelques-uns vont plus loin et disent qu'elle fut d'une intelligence très médiocre, d'un esprit sans aucun éclat, de goûts fort

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