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mère disait toujours que celui qui n'était pas militaire n'était qu'à moitié Suisse.

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Les conversations ayant repris leur cours, les convives d'en face demandèrent à la jeune fille si la fumée du tabac la gênait. Comme elle répondait négativement, les cigares s'allumèrent et on ouvrit les fenêtres.

Mes geôliers sont fort aimables, dit-elle à l'adjudant, seulement je demande encore une fois l'explication que vous me promettez. Qu'est-ce que je fais ici ?

Mademoiselle, on savait que vous passeriez par Apples pour rentrer chez vous et l'on s'est réuni pour vous faire fête.

Allons, dites-moi la vérité.

Mais d'abord, mademoiselle, vous ne devinez rien? - Quoi?... mais absolument rien.

Cherchez donc un peu.

Je vous assure que je ne trouverai pas.

Et si je vous aidais à deviner?

- Je vous en prie, aidez-moi.

Eh bien, voyons !... Combien sommes-nous à table? Elle regarda en face, se pencha à sa droite, puis à sa gauche :

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Treize, fit-elle impressionnée.

Treize, oui, mais avec vous quatorze.

C'est vrai.

Alors, vous comprenez ?...

- M'auriez-vous peut-être arrêtée pour ne pas être treize ?

Parfaitement! vous y êtes. Et tenez... donnez-moi la main pour dire que vous ne nous en voulez pas.

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Bien volontiers, répondit-elle en riant; oh! mais c'est bien amusant... Vrai! c'est cela ?

Voici. C'est un repas d'adieu, notre bon ami Gustave quitte le pays et nous nous sommes donné rendez-vous ici pour dîner une dernière fois avec lui. Nous avons profité du jour de l'inspection d'armes, c'est pour cela que vous nous voyez tous en uniforme. Quant à Gustave, il a dû rendre le sien. Du reste, comme artilleur il n'a pas à assister aux inspections. Mais au moment de nous mettre à table, il manquait quelques camarades et nous nous sommes aperçus que nous étions treize. « Mauvaise affaire, a-t-on dit, mauvais signe pour un départ. » L'idée nous vint alors d'arrêter un passant et de le forcer de dîner avec nous. Comme cela on serait moins triste. Que voulez-vous?... On croit encore à ces choses-là. Alors on a mis une sentinelle sur la route; il a passé bien des gens de ci et de là qu'on a laissés aller à leurs affaires. Quelque chose nous disait de ne pas trop nous presser... aussi quand on vous a vue dans la voiture, oh! oh!... ah! ah! on n'a pas eu besoin de se consulter... Halte! Vous étiez de bonne prise, et voilà! Maintenant vous savez tout, et ce qui est bien gentil, c'est de nous avoir pardonné notre impolitesse.

Eh bien, savez-vous, monsieur, que je suis ravie, vraiment ravie...

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Alors vous ne regrettez pas ?..

Mais pas du tout, bien au contraire.

Tout en parlant ainsi, une curiosité préoccupait la jeune fille pourquoi ne l'eût-elle pas exprimée? Le temps pressait. Se rapprochant de l'adjudant, de façon à n'être entendue que de lui.

Alors M. Gustave quitte le pays... pourquoi donc ? - Il a eu des chagrins.

- Lui? vraiment !

Oui, c'est bien malheureux, car c'est le meilleur

cœur que je connaisse, mais c'est ainsi... tenez ! les femmes, c'est tout bon ou tout mauvais, et je deviens méchant rien que d'y penser. Il a été indignement trompé... Bah! il est jeune, il se consolera.

Le bruit d'un verre qu'on frappait avec un couteau ramena le silence dans la salle. L'adjudant s'était levé, on lui savait la parole facile, chacun s'apprêta à l'écouter. Chers amis, dit-il, nous oublions dans la joie du moment que c'est une circonstance pénible qui nous réunit aujourd'hui.

La jeune fille, écartant sa chaise de la table, s'appuya bien en arrière, de façon à voir l'orateur qui, par politesse, s'était un peu tourné de son côté et regardait l'ami Gustave. Celui-ci s'était troublé et tenait la tête baissée, paraissant même si affecté que Lucie, de peur d'être indiscrète, n'osait lever les yeux sur lui.

Notre brave ami Gustave, continua l'adjudant, va nous quitter et vous me permettrez de lui témoigner en votre nom toute notre sympathie et notre peine, mais avant de lui souhaiter un bon voyage, j'ai à porter une autre santé. Honneur aux dames, n'est-ce pas !

Bravo! cria-t-on de partout.

Ne se sentant plus le point de mire de l'assemblée, Gustave se tourna à son tour vers la jeune fille qui, tout émotionnée, cherchait à faire bonne contenance.

Les uns partent, les autres reviennent l'aimable compatriote que nous avons arrêtée n'ignore plus la raison pour laquelle elle est ici. Elle nous le pardonne, nous allons boire à sa santé et la remercier d'avoir bien voulu être des nôtres. J'espère que le retard de son arrivée à Bière ne lui causera pas trop de regrets.

voix.

Tiens! elle est de Bière, je m'en méfiais, dit une

Parbleu, je me la rappelle, c'est la sœur au petit Constant de chez le Carrochon.

Silence! garçons, reprit l'adjudant, je bois à la bonne compatriote qui revient au pays; puisse-t-elle y être heureuse !

L'orateur lui tendit son verre, ils trinquèrent. Lucie se tournant vers Gustave qui approchait le sien :

- De tout mon cœur, monsieur, lui dit-elle.

Et du mien aussi, répliqua le jeune homme qui tremblait un peu.

Et maintenant, Gustave, continua l'adjudant, nous n'avons pas fini avec toi, on n'abandonne pas ainsi les bons amis, car tu en es un et un vrai. On te regrettera, va, on ne t'oubliera pas. Que le bon Dieu te bénisse partout où tu seras! Rappelle-toi que nous sommes douze ici à bien t'aimer, je dis douze, il y en a peut-être treize...

Les rires saluèrent cette boutade, de tous côtés montait un bruit confus, et l'adjudant, sentant qu'il ne faut pas abuser de la patience des auditeurs, éleva son verre en disant :

A l'ami Gustave ! qu'il vive et qu'un jour nous nous retrouvions tous ici! cette fois on sera gai pour tout de bon.

On se pressa autour du jeune homme. Lucie s'aperçut que des larmes coulaient sur ses joues : « Pauvre garçon ! » pensa-t-elle. Il y eut un bruissement de pas, un choc de verres, mêlé au murmure des voix. Quelques-uns, émus plus que d'ordinaire, lui serraient la main sans rien dire, d'autres l'embrassaient avec de grosses et chaudes expansions: « Ah! non, qu'on ne t'oubliera pas ! »

Comme on servait le café, les convives rejoignirent leur place et le bruit recommença : tous parlaient à la

fois. L'adjudant avait entrepris Gustave, lui expliquant qu'il devait dire quelque chose aussi. Celui-ci s'excusait : vraiment il ne le pouvait pas, la peine l'oppressait.

Bah! un mot seulement.

Le bruit d'un verre frappé par le couteau de l'adjudant ramena le silence. La parole était imposée à Gustave.

Celui-ci se leva lentement et remercia ses amis du témoignage d'affection qu'ils lui donnaient. Il ne pouvait dire tout ce qu'il éprouvait au moment de les quitter, pour longtemps peut-être, et promettait de n'oublier ni les uns ni les autres. Son émotion avait gagné les assistants et les plus robustes essuyaient de grosses larmes chaudes qui coulaient sur leurs joues sanguines.

On entonna un chant, il fallait cette diversion à la tristesse qui n'est que passagère au cœur de l'homme. Vrai, vous partez, monsieur? disait la jeune fille à Gustave, je vous souhaite bon courage et bonne chance. Vous reviendrez... Voyez-vous, une fois qu'on est dehors, si bien qu'on soit, on ne pense plus qu'au retour. Et s'adressant à l'adjudant :

- Eh bien, maintenant, monsieur, laissez-moi partir, mon cocher doit s'impatienter et sûrement vous aussi. Soit, nous allons vous laisser partir, mais il faut auparavant payer votre rançon, sinon on vous garde. comme prisonnière.

-

Et comment payer ma rançon ?

En nous disant aussi quelques mots... ce que vous voudrez.

-

Moi? jamais cela m'est impossible.

-Oh! il n'y a pas d'impossible qui fasse.

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Mais vous me ferez mourir.

Dites-nous quelque chose, vous mourrez après.

Deux mots seulement, rien que deux mots... Voyons,

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