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LA CUISINE

CHEZ NOS PÈRES

L'art de la cuisine a commencé le jour où l'homme a fait cuire sa nourriture. Ce jour est inconnu. Verdot rapporte sur je ne sais quelle autorité, qu'un sacrificateur antique, occupé à faire rôtir les chairs de la victime, s'étant brûlé les doigts, les porta à sa bouche pour soulager sa douleur, et fut frappé du goût exquis qui s'offrit à son palais. Ce conte est puéril: le sacrificateur n'eût pas eu l'idée de faire rôtir la chair de la victime pour l'offrir aux dieux, si les hommes n'eussent déjà fait rôtir les viandes pour leur propre usage. Il est probable que la découverte du feu et l'art du rôtisseur sont contemporains l'un de l'autre. Le premier qui tua un bœuf, dit la fable, fut Prométhée, et l'on sait que Prométhée avait ravi le feu du ciel.

Ce dont nous pouvons être sûrs, c'est que le premier plat de cuisine a été un rôti, ou pour parler plus exactement une grillade, faite non pas sur un gril mais sur les charbons mêmes. Plus tard, on s'est avisé de chauffer

des pierres, comme cela se pratique encore en beaucoup d'endroits, et ces pierres ont formé le premier four. Plus tard encore, quand l'homme eut imaginé de façonner l'argile, il a commencé à faire bouillir dans l'eau les racines qu'auparavant il mangeait crues. De là, à y ajouter quelques morceaux de viande, il n'y avait qu'un pas un pot-au-feu et un rôti, un rôti et un pot-au-feu, voilà, de toute éternité, les deux solides fondements de la cuisine chez tous les peuples. Aujourd'hui encore, les habitants de l'Europe peuvent être sommairement divisés en bouilleurs et en rôtisseurs. Ceux du nord, chez qui l'humidité du climat communique à la viande des propriétés aqueuses, préfèrent le rôti; ceux du sud, qui n'ont que des animaux maigres et à chair sèche à leur disposition, la font ordinairement bouillir; le nord est la patrie des broches, des grils et des fours; le midi, celle des casseroles, des poêlons et des marmites.

Mais si la viande rôtie et la viande bouillie sont comme les deux pôles du monde culinaire, il y a, entre ces deux extrêmes, place pour un très grand nombre de préparations intermédiaires. Les ragoûts et les fritures couvrent un vaste terrain, et ce terrain est précisément celui où se déploie l'art de la cuisine. Ces sortes d'apprêts constituent même, dans la pensée commune, la cuisine tout entière. Il nous souvient d'un homme qui se mettant chez lui à table et ne voyant paraître qu'un bouilli, suivi de deux rôtis, l'un chaud et l'autre froid, s'écria fort en colère : « J'entends qu'on me fasse de la cuisine! » C'est de cette espèce de cuisine que nous allons parler, car les évolutions du goût, en cette matière comme en d'autres, offrent un sujet assez curieux d'observations.

I

D'une façon générale, on peut dire que les mets extrêmement compliqués sont surtout en usage dans l'état de demi-civilisation. On prétend qu'ils appartiennent au temps de décadence des empires arrivés à la corruption par l'excès du luxe. C'est peut-être une erreur. Les mets recherchés et fabuleusement coûteux ont, en effet, été goûtés des Romains du bas-empire; mais les poudings du temps d'Arthur, pour n'être pas si dispendieux, n'en offraient pas moins des composés très compliqués. La cuisine en Europe, surtout en France, en Angleterre, en Italie, a été, presque jusqu'à la fin du siècle dernier, l'art d'amalgamer des substances hétérogènes. A cette époque, il y eut comme un retour vers des goûts plus naturels, et, depuis lors, nous voyons que tous les jours la tendance s'accentue à simplifier les apprêts culinaires, à diminuer le nombre des plats, la durée du service de table, et à remplacer la quantité et la variété des mets par la délicatesse jointe à la solidité. A cet égard, la seconde moitié du XIXe siècle est grandement en progrès sur la première moitié, et la première moitié était déjà grandement en progrès sur le siècle précédent.

Les hommes de génie ont « des clartés de tout. » Samuel Johnson, le grand lexicographe, poète, essayiste, biographe, romancier, dramaturge, l'écrivain puissant et universel qui est mort en 1784, avait prévu ce changement. Un savant bibliophile, M. Carew Hazlitt, qui vient d'écrire un très curieux livre de renseignements sur les vieux livres de cuisine anglais, rapporte d'après Boswell l'anecdote suivante.

Il avait paru à Londres en 1747 un mince volume infolio avec ce titre : L'art de la cuisine simplifié, ouvrage fort supérieur à tout ce qui existe en ce genre, par une dame. La dame passait pour être Mme Glasse, femme d'un attorney de Carey-Street. Le livre était écrit en langage clair, et avait eu beaucoup de succès. En 1778, c'est-à-dire trente ans après sa publication, il était dans toutes les mains et faisait autorité. Toutefois, les recettes de Mme Glasse n'étaient nullement simples; si elles avaient pu paraître telles à l'auteur, ce n'était sans doute que par comparaison. Un jour de cette même année 1778, Johnson dinait chez l'éditeur Dilly. Le sujet de la cuisine se présentait à table tout naturellement entre gens qui se faisaient gloire d'être gourmets.

Si je me mettais à composer un livre de cuisine, dit Johnson, je ferais quelque chose de mieux que ce qu'on a fait jusqu'ici ; je baserais mon art sur des principes philosophiques. La pharmacie est devenue beaucoup plus simple depuis qu'on connaît mieux la nature et les propriétés des substances; il doit en être de même de l'art culinaire. Une potion dans laquelle il entrait autrefois cinquante ingrédients, n'en renferme plus aujourd'hui que cinq. La même chose doit avoir lieu en cuisine. Si l'on sait mieux quelle est la composition chimique des ingrédients qu'on emploie, on en mettra beaucoup moins. Mais d'abord, comme on ne peut pas rendre bons des éléments qui sont mauvais, la première chose à faire, c'est, pour le gouvernement d'encourager les éleveurs, et pour les particuliers de bien choisir le boucher. J'indiquerais ensuite quels sont les meilleurs morceaux dans les animaux de boucherie; à quels signes on reconnait la qualité de la viande ; j'apprendrais à bien choisir la volaille; j'indiquerais pour chaque légume la

saison où il est le meilleur, et cela fait, j'entrerais en matière.

L'éditeur Dilly répondit :

Jusqu'à présent, ce que nous avons de meilleur, c'est le livre de Mme Glasse; mais vous savez que Mme Glasse n'en est pas le véritable auteur; ce nom cache le docteur Hill.

Eh bien ! cela vous prouve qu'il faut un philosophe pour écrire un livre de cuisine. Parce que celui-ci est un peu plus raisonnable qu'un autre, vous l'attribuez à Hill. Je ne crois point pour ma part que Hill en soit l'auteur; il renferme des marques d'une ignorance de la chimie qui n'est pas le fait de Hill. Aussi ne vaut-il encore rien. Vous verrez quel livre de cuisine je ferai ! Dilly, c'est vous qui l'éditerez.

Une dame ayant fait remarquer que ce serait Hercule maniant la quenouille.

Non, madame, une femme peut filer, mais elle ne fera jamais un bon livre de cuisine.

Johnson n'a pas exécuté son projet ; mais il avait compris qu'il y avait dans l'art culinaire toute une révolution à opérer, analogue à celle qui s'était faite dans la pharmaceutique, et cette révolution a eu lieu.

Pour se rendre compte de l'étendue de la réforme survenue dans la préparation des mets, il suffit d'ouvrir les vieux livres de cuisine anglaise et française, et de les comparer avec le baron Brisse, ou même avec Carême; pour mesurer celle qui a eu lieu dans la prodigalité de la table, il faut lire d'un côté (sans parler des excès de ce genre commis par les Romains et les Syracusains,) la liste des plats servis, par exemple, aux festins des fêtes du sacre, et de l'autre, le menu du diner offert il y a quelques années au roi d'Espagne par le président

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