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autres ports. Dès que nous serons échappés d'ici, nous tâcherons de faire comme eux. N'y a-t-il même pas des personnes qui connaissent bien ce gouvernement de Saint-Marc, et qui disent qu'il est payé par le soudan de Babylone pour faire manquer l'entreprise?

Pourtant la flotte appareille, et si merveilleusement que tous les cœurs oublient leur défiance. La galère vermeille du doge semble comme embrasée au-dessus des eaux. D'autres vaisseaux portent des châteaux de bois qui serviront à assiéger les forteresses infidèles; et les créneaux de ces châteaux, comme le bord des nefs elles-mêmes, étincellent des écus armoriés des chevaliers. Ici on entend le hennissement des destriers, qu'on a fait entrer par le pont volant de leurs vaisseaux de transport. Là se dressent menaçantes les machines de guerre, les pierriers qui lancent des blocs massifs, les mangoneaux qui jettent sur l'ennemi des nuées de petites pierres. Il y en a bien trois cents, et avec une douzaine le plus fort château est réduit à merci. Sur la flotte on ne voit pas seulement le trouvère Conon de Béthune, on voit le troubadour Rambaud de Vaqueiras, un ami de cette famille impériale d'Allemagne qui aime tellement les chansons provençales. Voici le chant qu'il vient d'inventer et qui se répète parmi les Provençaux de la croisade Saint-Nicolas guide notre flotte; et les Champenois dressent leur gonfanon; et le marquis fait crier son cri de Montferrat au Lion; et le comte de Flandres s'apprête à férir si grands coups qu'épée et lance s'y brisent. Bientôt nous aurons vaincu les Turcs et recouvré la vraie croix si malheureusement perdue. » EDOUARD SAYOUS.

(La suite prochainement.)

BIBL. UNIV. XXXIII.

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UN CONQUÉRANT

NOUVELLE

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La position de jeune homme à marier est enviable à certains points de vue le jeune homme à marier est très choyé, invité à droite et à gauche; s'il aime les bons dîners, et peu d'estomacs masculins sont insensibles aux douceurs de la gourmandise, il peut s'asseoir à des tables coquettement ornées et royalement servies; s'il aime les jolis sourires, les mots aimables, ce régal aussi est à sa portée. Le tout est de savoir bien naviguer dans ces parages délicieux, mais où se trouvent cachés des récifs dangereux, des rochers à fleur d'eau.

Léon Dumont était, depuis plusieurs années déjà, un « jeune homme à marier. » Il avait de bonne heure hérité d'une belle fortune; il était orphelin, chose très appréciable, et absolument maître de ses destinées. De plus, ce fils de négociant, au nom très bourgeois, était doué d'un physique plus qu'agréable; de taille moyenne, très élégant de sa personne, les pieds et les mains remarquablement petits, il attirait l'attention; le

charme de sa physionomie, l'éclat de ses yeux retenaient cette attention et faisaient passer sur une certaine fatuité. Car il n'y avait pas à le nier: Léon Dumont était fat. Un jour son tailleur lui fit observer qu'il engraissait... La remarque lui suggéra des réflexions pénibles. Lorsqu'on engraisse et qu'on approche de la trentaine il est temps de se marier.

Certes, Léon Dumont n'aurait eu que l'embarras du choix. En passant en revue les différentes jeunes filles de son monde qui lui convenaient et qu'on lui avait à peu près offertes, il se dit qu'il n'aurait qu'un mot à dire, qu'un geste à faire, pour que l'une ou l'autre de ces charmantes enfants se laissât conduire à l'autel. Et plus la chose lui paraissait aisée, moins elle le tentait. On se lasse à la fin de toujours réussir! Léon en devint un peu misanthrope. Pour la première fois peut-être, il réfléchit sérieusement et se dit que s'il n'avait pas eu une belle fortune, s'il n'avait pas été un « parti » aussi sortable, il eût mangé moins de bons dîners, et les mamans lui eussent fait moins fête ! Il se disait cela, et cependant un petit sourire vainqueur erra sur ses lèvres. S'il réussissait toujours, c'est qu'il était de la race des conquérants!... Il eut quelque velléité de se faire passer pour ruiné afin de tirer la chose au clair, mais cela aurait eu un vague parfum de roman, et Léon Dumont était bien de son temps et croyait que les romans sont faits pour être enfermés sous une couverture jaune et non pour déborder sur la vie réelle. Puis, pour faire croire à sa ruine, il eût fallu s'imposer quelques privations. Or, notre conquérant n'aimait pas les privations.

Etant dans cette disposition, il fut sur le point d'être pris. Il dansa plusieurs fois en une soirée avec une très jolie jeune fille; après quoi des amis de la famille lui

firent observer qu'il serait temps de se déclarer. Il avait en réalité eu quelque vague penchant pour sa jolie danseuse; mais être sommé ainsi de transformer ce vague penchant en une demande en mariage, le révolta. De plus, la mère de la jeune fille avait la voix aigre et le nez pointu, — si la fille allait plus tard ressembler à sa maman!

Il fut repris par son accès de misanthropie; une résolution aussi subite qu'inattendue sortit de cette misanthropie.

Il annonça brusquement à ses amis que les Français en général ne voyageaient pas assez; qu'il allait donner le bon exemple à ses compatriotes en faisant le tour du monde; il comptait y mettre toutefois beaucoup plus de quatre-vingts jours.

Il reçut alors moins d'invitations à dîner. Il se consola en se disant que les bons diners engraissent, et que lui voulait maigrir: il comptait sur le mal de mer pour l'y aider.

C'est ainsi qu'un beau matin Léon Dumont se trouva passager à bord d'un transatlantique tout battant neuf, doré sur toutes les coutures, et muni de « violons » pour maintenir en place les verres et les bouteilles de la table, et de certains récipients en fer battu qu'on accroche aux couchettes, pour la commodité des voyageurs et des voyageuses incommodés.

Lorsque je dis qu'un « beau » matin Léon Dumont s'embarqua, c'est une façon de parler; le fait est que la pluie tombait, que le vent hurlait, et qu'on ne voyait guère à deux mètres devant soi. Plus d'une fois Léon se dit tout bas que sa résolution subite n'avait pas le sens commun; que, pour fuir une belle-mère au nez pointu, il n'était vraiment pas nécessaire d'aller au

Japon en passant par New-York, et que le plancher des vaches, représenté par son chaud et coquet appartement de garçon, par les « premières» du Vaudeville ou des Variétés, par les bals parfumés, avait du bon. Il n'était pas bien sûr d'être né voyageur; il avait une fois poussé jusqu'à Rome où, il ne l'avouait pas à ses amis, il s'était ennuyé formidablement ; et le moyen. de maigrir qu'il avait choisi lui sembla tout d'un coup un moyen un peu bien héroïque. Il avait entendu dire que le mal de mer est une chose qui excite parfois la verve moqueuse des spectateurs, mais qui n'est nullement risible pour celui qui le subit. Un peu plus et le voyageur eût redescendu en courant la passerelle qu'on s'apprêtait à enlever. La peur du ridicule, toujours si active chez un Français, le retint. Une autre chose encore qui le retint, ce fut le joli visage d'une voyageuse.

Au moment du départ il y a toujours encombrement et confusion à bord. Léon, qui ne connaissait personne et trouvait qu'il est triste de voyager ainsi tout seul, errait du pont mouillé au salon, et du salon à sa cabine où déjà ses effets étaient en ordre. Dans ses déplacements, il avait entendu différents idiomes: de l'espagnol, de l'allemand, mais surtout de l'anglais, un anglais un peu nasal qui se parle au delà de l'océan plus qu'au delà de la Manche.

Ce fut cet anglais tout particulier, parlé le plus gentiment du monde par une jeune personne à la taille fine, qui attira tout de suite son attention. Il se mit à suivre la voix nette et claire de la jeune personne, et il eut la satisfaction de constater que le second examen lui était encore plus favorable que le premier. C'est en faisant cet examen satisfaisant que le moment où il aurait pu

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