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terre d'outre-mer et pour venger la honte de Jésus-Christ, son sépulcre souillé par les infidèles. Voilà dix ans et plus que Saladin a fait couler des ruisseaux de sang chrétien dans la mer de Tibériade, et que Jérusalem, la sainte capitale du royaume latin, est tombée en son pouvoir. Pour la délivrer, l'Empereur, le roi de France, le roi d'Angleterre sont partis, et ils n'ont rien fait de bon.

Mais aujourd'hui Dieu a montré sa miséricorde par l'élévation d'un nouveau pontife apostolique, Innocent, qui veut réconcilier l'église de Constantinople, et chasser l'infidèle de la troisième ville sainte, de la plus vieille, Jérusalem. Il étend sa protection sur un nouveau roi de ce royaume ravagé, et qui accepte la mission de reconquérir sa capitale, Amaury de Lusignan. Il faut de nombreux hommes d'armes; mais Innocent sait bien où les trouver, dans la pieuse chevalerie de France et d'alentour. Il faut un saint homme pour prêcher les croix; mais le bon homme Foulques, le curé de Neuilly, ne va pas faire moins de miracles que le bienheureux ermite Pierre il y a cent ans, lors du fameux concile de Clermont en Auvergne. Il est armé de l'autorité apostolique pour promettre de grands pardons à ceux qui voudront faire le service de Dieu outre-mer.

Et le tournoi d'Ecry tient ses promesses, et de nombreuses réunions qui le suivent achèvent de fonder la sainte entreprise. On entend retentir tantôt la voix du légat, tantôt celle du curé de Neuilly, qui sait si bien faire renoncer les voleurs à leurs brigandages et les pécheresses à leurs désordres aujourd'hui elle fait sortir les seigneurs grands et petits de leurs châteaux avec leurs servants d'armes, elle les fait renoncer à leurs richesses, à leurs chasses, à leurs dames et à leurs

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enfants, pour effacer tous leurs péchés par un an de pèlerinage en Syrie. Le premier du pays, le comte Thibaud de Champagne, jeune époux de vingt ans, donne l'exemple, avec son maréchal, messire Geoffroy de Villehardouin et presque tous ses vassaux. D'autres hauts barons, les plus grands parmi ceux qui n'ont pas de couronne royale, viennent se joindre à lui le comte Baudouin de Flandre et le comte Louis de Saint-Pol avec les chevaliers flamands et picards; le comte Louis de Blois et le comte Geoffroy du Perche avec ceux des bords de la Loire. Messire Simon de Montfort amène beaucoup d'hommes des environs de Paris. Il n'entraine pas le roi Philippe, qui n'aime plus les lointaines expéditions, et qui veut profiter de la mort de son frère Richard devant le château de Chalus. Du moins le roi ne pourra-t-il pas se venger de ceux qui étaient d'accord contre lui avec le Cœur de lion d'Angleterre en attachant la croix rouge à leur épaule, ils viennent de se mettre à l'abri de ses vengeances. Et ceux qui aiment les mauvaises paroles vont disant que c'est pour cela, bien plus que pour aller à la rescousse du Sépulcre, que tant de seigneurs puissants se sont croisés.

On se réunit, on forme des parlements, on voit bien qu'on est trop nombreux pour prendre un bon conseil. Il est décidé que six messagers seront choisis, les meilleurs qu'on pourra trouver, pour chercher les plus sûrs moyens de se rendre en Terre-sainte et pour aller traiter au sujet du passage avec l'une de ces villes d'Italie qui ont tant de vaisseaux. Les deux principaux envoyés sont Geoffroy de Villehardouin et Conon de Béthune. Chacun dit que de toute l'armée qui se forme ce sont les deux hommes qui savent le mieux parler. Mais non pas de même manière : le maréchal de Villehardouin est vaillant

et preux comme un lion, mais il est aussi fin que l'animal à long museau et à longue queue fournie qui déroute les chasseurs dans les bois; il dit à chacun ce qu'il faut lui dire pour lui plaire, il tait merveilleusement ce qui ne doit pas être dit. C'est l'homme des pourparlers difficiles où il ne faut rien brusquer. Conon de Béthune, avoué des biens d'église, est un ardent trouvère : il a déjà, dans la dernière guerre sainte, honni les lâches et les paresseux qui n'ont pas voulu partir pour délivrer le << saint lieu où Dieu souffrit pour nous mort glorieuse. > C'est lui qu'il faudra employer pour faire trembler les ennemis de l'ost, de la sainte entreprise.

Les six messagers ont de pleins pouvoirs, aussi grands qu'on en puisse donner à aucun homme. Les chartes à sceaux pendants qu'ils portent avec eux disent que tout ce qu'ils auront décidé sera tenu pour ferme par les hauts barons de la croisade; or elles ne disent rien de l'objet de leur mission; jamais messagers n'ont obtenu tant de confiance. Ils se demandent à quel port ils doivent aller chercher des vaisseaux. La plus puissante des villes italiennes, c'est Venise: elle possède dans les villes fidèles d'outre-mer des quartiers entiers et d'immenses richesses; elle est habituée depuis cent ans à y transporter les pèlerins. On dit pourtant que le lion de Saint-Marc a la griffe dure en affaires; que les Vénitiens ont des rapports suspects avec les chefs musulmans de toutes les côtes d'Afrique, et qu'ils leur fournissent même des armes; que l'apostolique Innocent préfèrerait Gênes ou Pise comme moins âpres dans leurs convoitises. Mais Venise a plus de vaisseaux et de provisions que nulle autre ville c'est à Venise qu'on ira.

II

Le doge de Venise, Henri Dandolo, est dans son palais ducal. Il est le plus vieux, le plus avisé, le plus bouillant, le plus respecté des hommes de son pays. Pendant toute sa longue vie, il a rendu des services. Il a dirigé les flottes de Saint-Marc, il l'a représenté comme ambassadeur. A Constantinople, il a eu à souffrir des colères et des violences de l'empereur Manuel; peut-être l'infirmité de sa vue vient-elle d'un de ces traitements cruels que les Césars de Byzance infligent secrètement à leurs ennemis. En tout cas, il connaît la cour des Grecs et ne les aime pas. Il cherche toujours l'avantage de Venise, la république le sait, et elle lui laisse un grand pouvoir personnel, malgré les changements qui ont diminué l'autorité du souverain et augmenté celle des conseils.

Les six messagers sont introduits devant lui, après avoir, dès leur arrivée dans les lagunes, reçu un accueil bienveillant et hospitalier. Une première fois ils ont trouvé la personne ducale toute seule, mais il a été convenu qu'ils n'exposeraient l'objet de leur mission que devant le doge assisté des six personnes sans lesquelles il ne peut prendre aucune résolution; et c'est le jour de cette seconde et imposante audience qui est arrivé. « Sire, dit le principal envoyé des croisés, nous sommes venus à toi de par les hauts barons de France qui ont pris le signe de la croix, pour reconquérir Jérusalem, si Dieu le veut permettre. Et parce qu'ils savent que nulles gens n'ont si grand pouvoir que vous de les aider, ils vous prient que vous ayez pitié de la terre d'outre-mer et de la honte de Jésus-Christ, et que vous veuillez leur donner des navires. » Le doge et son conseil demandent à réfléchir.

Le moment venu, on se réunit de part et d'autre, et un traité est proposé et accepté. Rarement, depuis que le monde a été créé, on a vu une convention aussi grande, et d'aussi larges promesses de préparatifs. Les vaisseaux vénitiens transporteront quatre mille cinq cents chevaliers, chacun avec son cheval et ses deux écuyers, plus vingt mille sergents à pied. Des navires serviront pour les chevaux ceux-là sont munis d'un pont volant qui permettra de les embarquer. La farine, le blé, les légumes, le vin et l'eau seront en masse suffisante pour une longue traversée. Les barons français s'engagent à payer quatre-vingt-cinq mille marcs d'argent, sans rien diminuer quand même ils se trouveraient en moins grand nombre. Les messagers, grands seigneurs qui connaissent peu le trafic, ne prévoient pas que cette convention puisse leur causer de grands ennuis : ils empruntent chez les marchands de Venise l'argent d'une première avance, et ils promettent de payer le reste de trois mois en trois mois. Ils voient avec plaisir que leurs alliés équiperont à leurs propres frais cinquante galères, et se réservent la moitié de tout ce qu'on pourra conquérir ensemble.

Par où commencera-t-on les conquêtes? Par la terre de Babylone. Non point par cette Babylone où l'ancien peuple de Dieu fut emmené captif, mais par le château de Babylone voisin du Caire, sur les bords du Nil, et qui donne maintenant son nom à tout le pays jadis appelé l'Egypte. Ce n'est point par infidélité à la Terre sainte qu'on fera voile de ce côté, c'est pour reconquérir sûrement Jérusalem, car de longues guerres ont montré que celui-là n'est pas vraiment maître des lieux saints, qui a chaque jour à redouter une attaque du soudan de Babylone. D'ailleurs tout ce qu'on sait de ces

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