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BULLETIN

LITTÉRAIRE

ET BIBLIOGRAPHIQUE

JEAN-BAPTISTE TAVERNIER, écuyer, baron d'Aubonne, chambellan du Grand Electeur, par Charles Joret. 1 vol. in-8°. Paris, Plon, 1886.

De nos jours, pourvu qu'on ait bonne santé et bonne bourse, on fait volontiers le tour du monde; on assure même que cela ne prend guère plus de trois mois. Des caravanes sont organisées pour visiter non seulement l'Europe, mais la Palestine, l'Egypte, etc., sans fatigue, ni danger. On n'a qu'à s'occuper de prendre son billet, et l'on est transporté comme par enchantement à Jérusalem, ou au pied des pyramides. Il fallait, au XVIIe siècle, plus de courage et d'initiative pour entreprendre une excursion en lointains pays.

Le protestant français Jean-Baptiste Tavernier, auquel M. Joret consacre une consciencieuse étude, fut le véritable type du voyageur. Dès sa plus tendre enfance il se voua à des recherches géographiques; à quinze ans il quittait la maison paternelle; à vingt-deux ans il avait parcouru la France, l'Angleterre, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Suisse, la Pologne, la Hongrie, l'Italie, et il parlait les langues qui ont cours dans ces contrées diverses. Il fallait vraiment alors être possédé du démon des voyages, car les moyens de transport et les voies de communication étaient si primitifs que Tavernier, parti de Vienne à la fin du mois de novembre, n'arriva à Constantinople qu'au commencement de février. Sur terre on avait tout à redouter des troupes de brigands, et sur mer les corsaires ne se génaient pas pour croiser en vue même de Marseille. Notre voyageur ne leur échappa qu'à force de rames, et se réfugia

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dans un petit port entre la Ciotat et Toulon. Une autre fois des boulets furent échangés, et plusieurs hommes de l'équipage tués.

Tout cela n'était que vétille pour Tavernier. Dans le but d'acheter et de vendre des pierreries, il fit six voyages en Orient, visita la Turquie, la Perse, l'empire Mogol, le royaume de Golconde, les Indes, Java, le Cap, etc. Lorsqu'il rentra en France, avec de grandes richesses et une réputation non moins grande, il put se rendre le témoignage qu'il avait ouvert le premier au commerce français la route de la Perse et de l'Hindoustan. Louis XIV le reçut à sa cour, et lui octroya des lettres d'anoblissement. Ce qui nous intéresse plus particulièrement, c'est qu'il fit l'acquisition de la baronnie d'Aubonne, qui appartenait alors à Armand de Caumont, marquis de Montpouillan. La vente fut conclue au prix de 43000 écus blancs. Le 24 mai 1677, Tavernier prêtait serment et était reçu par Leurs Excellences de Berne pour seigneur baron d'Aubonne.

Cette contrée riante et fertile lui plaisait; Aubonne par sa position lui rappelait la ville d'Erivan. Il fit restaurer le château dans le goût oriental, et pour occuper ses loisirs se mit à écrire la relation de ses voyages. Faut-il avouer que cette relation nous semble aujourd'hui un peu sèche, un peu aride? Les récits des explorateurs modernes sont composés avec plus de souci du style et de recherche du pittoresque; mais Tavernier a laissé des documents curieux et intéressants: il a vu beaucoup de choses qui depuis cette époque ont disparu. Quoi qu'il en soit, le succès de ces Voyages fut énorme ils étaient dédiés à Louis XIV, et cet illustre patronage leur porta bonheur. Ils furent maintes fois réimprimés, et traduits en anglais, en allemand et en italien. Tavernier s'était fait aider pour la rédaction de son livre, par un protestant français, Samuel Chappuzeau, dont le nom est bien connu à Genève. Cette collaboration donna lieu à des démêlés regrettables entre les deux écrivains, et M. Joret nous apprend de quel côté furent les torts.

Dans les dernières années de sa vie, Tavernier devint chambellan du Grand- Electeur Frédéric-Guillaume. Il s'occupa beaucoup avec lui de politique coloniale, et de la fondation

d'une compagnie brandebourgeoise des Indes orientales. Il alla à Berlin, et fut reçu avec empressement dans les cours de Zell et de Hanovre. Lors de la révocation de l'édit de Nantes, il quitta la France, et entreprit un grand voyage qui devait être le dernier. Les auteurs de la France protestante prétendent qu'il mourut à Copenhague. M. Joret, après mainte recherche, a réussi à découvrir que ce n'est point à Copenhague mais à Moscou qu'il rendit le dernier soupir on a même retrouvé dans le cimetière protestant de cette ville des restes de son tombeau.

Après avoir lu le curieux travail du biographe de Tavernier, on ne peut qu'adopter ses conclusions. Tavernier a été le plus grand voyageur français de XVIIe siècle. Comme marchand il s'est montré un initiateur infatigable; le premier il indiqua comment la France pouvait se procurer les marchandises si recherchées de l'Orient, sans être tributaire de ses voisins. Il fit connaître les produits français sur les marchés les plus éloignés, et leur ouvrit des débouchés ignorés. Il développa le goût des voyages, rendit de grands services à la science géographique, et par ses descriptions de la cour du grand Mogol, et de celle du sophi de Perse il offrit à ses contemporains un tableau bien nouveau pour eux du monde oriental.

Enfin, si Tavernier fut un commerçant habile, un historien, un géographe, il fut avant tout un honnête homme. Il a laissé l'exemple d'une vie d'honneur et de probité; sa rude simplicité ne manque point de grandeur, et l'on doit remercier M. Joret d'avoir fait revivre dans son livre la figure de l'illustre voyageur du XVIIe siècle. A. B.

UNE INVASION PRUSSIENNE EN HOLLANDE, en 1787, par Pierre de Witt. 1 vol. in-16. Paris, Plon, 1886.

Le 13 septembre 1787, sur un pur prétexte, sans déclaration de guerre préalable aux états-généraux, trois divisions prussiennes franchissaient la frontière et envahissaient les PaysBas, profondément troublés par leurs dissensions entre orangistes et patriotes. La faiblesse numérique des troupes régulières hollandaises, la mollesse presque générale de la résistance, la stratégie excellente du duc de Brunswick firent de cette cam

pagne d'un mois une promenade militaire qui eut pour résultat le rétablissement de l'autorité du stathouder, l'écrasement des patriotes et un double traité d'alliance de la Hollande avec la Prusse et l'Angleterre. C'est à raconter les préliminaires de l'invasion, ses origines immédiates et lointaines, que M. de Witt a consacré un livre rendu plus significatif par l'autorité qui s'attache à un nom plusieurs fois historique. Les causes assez complexes de ce coup de force ne se laissent pas brièvement résumer. Il ne s'agit pas seulement ici d'un épisode de l'histoire locale d'un petit pays. Au cours de leurs longues rivalités, l'Angleterre et la France, pénétrées chacune de l'importance géographique des Provinces-Unies, fondant leurs espérances sur les victoires alternatives des partis, s'y sont disputé la suprématie d'influence. Pendant deux siècles, dit M. de Witt, la situation resta à peu près la même.

• D'un côté le stathouder s'appuyant sur l'armée et sur six des provinces, servi par la majorité de la noblesse, adoré par la populace, protégé par l'Angleterre.

De l'autre, la province de Hollande, alliée naturelle et héréditaire de la France, gouvernée par une aristocratie locale riche et puissante, soutenue par la marine qu'elle favorisait. suivie par un bataillon de villes, en tête desquelles se plaçait Amsterdam. »

Les événements de 1787 intéressaient à un haut degré la monarchie française. Ils furent pour elle, au dedans et au dehors, l'occasion et la date d'un échec humiliant. Jusqu'à l'année précédente le prestige du gouvernement de Louis XVI, à l'étranger du moins, était encore entier. Un cordial ennemi de la France, sir James Harris, l'ambassadeur anglais à La Haye, le reconnaît en termes explicites dans une curieuse dépêche, adressée à Pitt au mois de novembre 1786. M. de Vergennes mort, Louis XVI, sans conseillers de quelque valeur, abandonné aux suggestions de sa « sensibilité, à ses hésitations, à son goût pour la politique dilatoire, laisse protester un traité formel d'alliance avec la Hollande, alors qu'une mesure militaire, la formation d'un camp à Givet eût suffi pour arrêter la Prusse. Au lendemain de l'invasion prussienne en Hollande, œuvre personnelle de sir James Harris, l'empereur Joseph II put s'écrier: « La monarchie est perdue! Il ne res

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tait plus en effet à Louis XVI, en réponse à des notifications ironiques, qu'à reconnaître ce qui s'appellera plus tard « les faits accomplis. »

L'historien a dû, dans l'ordonnance de son livre, vaincre des difficultés. Il fallait retracer rapidement, à grands traits, non seulement le tableau compliqué des vicissitudes des partis et leurs incessantes alternatives de succès et de revers, mais encore les compétitions des puissances rivales ou intéressées et les intrigues de leurs agents officiels ou occultes. L'art voilé avec lequel les acteurs se présentent comme d'eux-mêmes sous leur aspect caractéristique ou pittoresque anime l'exposition des faits et rend attachante la narration de M. de Witt. Nombre de personnages sont esquissés d'une pointe fine et légère. Sir James Harris, le serviteur passionné de la cause orangiste, énergique et tenace, souvent battu, ce dont il enrage, et trop loyal pour le dissimuler, mais que sa gallophobie clairvoyante a pénétré de ces deux notions justes, leviers de sa politique et de son succès final: que Louis XVI ne fera pas la guerre en faveur des Pays-Bas et que, pour triompher de la France, l'accord de son propre pays avec la Prusse est nécessaire; M. de Vérac son souriant adversaire, épicurien spirituel et indolent, plus soucieux de ses dîners que de ses devoirs et de ses dettes;

le rhingrave de Salm, adroit et sans principes, condottiere empanaché, faux brave, fidèle à ses débuts à Trianon qu'a racontés Mme du Deffand, empressé à noyer ses poudres et à enclouer cent canons sur les remparts intacts d'Utrecht investi; le stathouder Guillaume V, faux et nul, époux médiocre d'une princesse intelligente, l'ambitieuse Wilhelmine de Prusse; le roi Frédéric-Guillaume dont M. de Witt dénonce gaiement les romans prussiens» et l'embarras à concilier Mlle de Voss avec les statuts d'une secte d'illuminés dont il s'est entiché; Mirabeau enfin, le futur tribun, agent secret de la France à Berlin, en quête d'un avenir assuré, de pistoles qui le seraient aussi, divertissant de ses gazettes roses l'abbé de Périgord, son protecteur.

Le livre de l'auteur était commencé lors de la mort encore récente du prince d'Orange. M. Pierre de Witt déclare qu'il a voulu faire de l'histoire, non de la politique, et rester dans le passé sans allusions au présent ni à un avenir qui n'est pas

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