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en a eu tout de suite assez; ça se comprend, c'est sale là dedans... L'ennui l'a pris et il est reparti.

Ah! vous connaissez comme cela Constant le Car

rochon.

Si je le connais ! il me disait tout... Il n'était pas chez lui, n'est-ce pas, et ne pouvait pas dire à la vieille Carrochonne : « Sacrebleu, grand'mère, nous allons un peu nettoyer l'écurie du haut en bas?»« Vois-tu, medisait-il, il faut laisser les gens comme ils sont, je ne veux pas changer la grand'mère, pas plus qu'elle ne pourrait me changer, n'est-ce pas ? » Aussi n'a-t-il pas fait long feu par ici.

Et ne vous a-t-il pas donné de ses nouvelles? demanda la jeune fille.

Jamais; on m'a dit qu'on l'avait vu en Egypte. C'est égal, s'il vit, il reviendra bien une fois.

Vous croyez ?

Oh! que oui, il n'y a pas à dire, on revient toujours une fois ou l'autre au pays. Combien y en a-t-il de par chez nous qu'on ne se rappelait pas et qui sont revenus vieux comme les rues. Tout ça parce que le pays leur manquait.

Le Carrochon vous a-t-il parlé souvent de sa sœur? - Oh alors! il l'aimait bien aussi. Je voudrais savoir ce qu'elle devient. Elle est en Allemagne, on la reverra bien une fois, c'est sûr. Il y en a pas mal par là-bas, elles reviennent toutes, même celles qui sont mariées. Il faut croire qu'au bout d'un temps leurs Allemands finissent par les ennuyer.

A un rire que la voyageuse ne put contenir, le conduc

teur se retourna :

Ma foi oui, que c'est comme ça, on n'y tient plus à la fin. Je sais bien ce que c'est; moi aussi, j'y ai été

dans leur pays. J'étais bien payé, une bonne nourriture; c'est égal, au bout de deux ans, l'ennui m'a pris. C'était un dimanche, crac, je dis au patron : « Ça ne me va plus, je m'en vais... faites-moi mon compte. » Il voulait m'augmenter mes gages; ma foi non, j'en avais assez, des Allemands.

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Elle riait de bon cœur en entendant ce sentiment national exprimé de si franche manière; n'était-ce point ce qu'elle avait éprouvé elle-même en Allemagne ? Que de fois elle eût voulu dire: « Je m'en vais. » Mais il avait fallu se faire une raison et rester bon gré mal gré. Ma foi, j'ai bien fait, continua le conducteur; quand j'ai revu le pays, c'est moi qui étais content, allez aussi c'est fini, on aurait beau dire et beau faire, j'y reste. Mademoiselle revient sûrement de l'étranger? Oui, je vais à Bière chez mes parents, que je n'ai pas vus depuis longtemps.

Des voitures, du bétail arrivant en sens inverse obligeaient le conducteur à se garer et à interrompre la conversation, qu'il s'empressait de reprendre au plus vite.

-Ah! mademoiselle est de Bière, c'est cela, c'est cela... Où faudra-t-il arrêter mademoiselle? Je connais peut-être ses parents.

camp.

C'est un peu en dehors du village, plus loin que le

La route arrivait à un plateau. Le jeune homme remontant sur son siège, plus curieux et plus enhardi, reprit :

-Oh! si c'est en dehors du village, ça ne fait rien, c'est prix convenu, jusqu'en dedans ou en dehors.

<< Mais, se disait-il, cette fille-là, c'est du comme il faut, ce n'est pas pour des paysans. »

Cependant il se retournait toujours pour lui parler et l'écouter, ses yeux semblant fouiller ceux de l'inconnue qui lui paraissait admirablement belle. Elle l'était en effet, d'une beauté d'expression et de lignes, rieuse et voilée à la fois, avec des yeux noirs humides qui, encadrés sous un orbite un peu saillant, perdaient dans son ombre ce qu'ils auraient eu de trop éclatant; le séjour de la ville avait tempéré sa brillante carnation. Son costume ajoutait encore à son charme naturel; un chapeau de paille à grandes ailes mettait un ton sourd sur son front couvert d'une voilette noire. Une robe sombre à fleurs, un peu fatiguée par l'usage, moulait sans la serrer une taille jeune et souple; son cou aux gracieuses ondulations sortait d'un fouillis de dentelles au ton vieilli ; ses gants montaient jusqu'à l'avant-bras autour duquel ils formaient de nombreux plis. Le châle, dont la jeune fille était enveloppée en montant en voiture tombait maintenant de ses épaules, laissant voir ses élancements juvéniles, lorsqu'elle se penchait en avant pour regarder au loin, par-dessus les haies.

C'était bien un gentil bonheur pour ce garçon que de conduire cette belle demoiselle, tout doucement, à la montée, de lui parler et de l'intéresser, de l'entendre et de la voir sourire en montrant ses jolies dents. En effet, quelles étaient ordinairement les personnes qui prenaient place dans sa carriole? Des officiers qui s'en allaient au camp, quelques commis voyageurs, mais aujourd'hui : « Ah! ah! place! sapristi! Appuyez donc

à votre gauche. » Cela dit avec des claquements de fouet pour faire ranger les voituriers.

Tu es bien fier, Charles, lui disait-on.

Parbleu est-ce qu'il n'y a pas de quoi, dites? Et d'un preste signe de l'œil, il indiquait la voyageuse aux passants. Ceux-ci, d'un mouvement de tête. vers la voiture, demandaient : « Qui cela peut-il être ? » Lui répondait : « Je ne sais pas, » en relevant et abaissant plusieurs fois les épaules.

Il lui semblait cependant reconnaître cet œil noir, et il cherchait dans sa tête : « Oui, non, ce doit être elle; mais oui... » Et regardant sa montre : « Onze heures et demie, dit-il, à midi nous serons à Apples, le temps de laisser souffler le cheval... Mademoiselle voudra peutêtre dîner? » Et comme la voyageuse ne répondait pas : « Enfin elle verra; on repartira vers une heure, et, à deux heures, nous serons aux Etangs.

Qui est-ce qui vous a dit que j'allais aux Etangs? Ah! voilà, on sait bien des choses. Ah! ah! Brusquement, il regarda la jeune fille, bien en face cette fois :

Parbleu, oui! que c'est la Carrochonne, la petite Carrochonne !

Un peu confuse et toute rouge, elle rit de bon cœur, d'un rire allègre qui sonnait gaiement dans la campagne. Le sentiment vaudois l'emportait sur la vanité quelque peu égratignée par le mot familier du conducteur il fallait en prendre son parti, elle était reconnue et s'en amusa même. Elle n'avait pourtant point cherché à se cacher, mais n'ayant aucune raison pour dire son nom à un inconnu, elle s'était plu à garder le silence. Alors reprenant:

-La Carrochonne, c'est bien moi; à présent je

cherche qui vous êtes, puisque vous connaissez mon frère ?

Moi? Et quittant ses allures obséquieuses: Vous ne vous souvenez plus de Charles, le fils à la veuve Glardon de Ballens? Vous vous rappelez bien de ma mère ?

Ah! mais oui, nos familles se connaissaient.
Parbleu !

Et maintenant la jeune fille se sentait bien l'enfant de ce pays de Vaud « si beau. » On l'avait reconnue, son souvenir y était demeuré, elle pouvait parler librement avec cet ami de son frère; il avait certes raison de dire qu'on aime toujours son pays, puisqu'on y revient. Tout à l'heure encore, elle cheminait comme une étrangère, maintenant un mot l'avait rendue à ce sol qu'elle regardait avec attendrissement et dont elle parlait en bonne Vaudoise.

Est-ce que le blé a bien donné l'an passé ? Et les pommes de terre, en ont-ils assez planté ! En voilà-t-il !

Et avec des inclinaisons de tête, elle écoutait ce que le jeune homme lui expliquait sur l'avantage de mettre ceci en pré, cela en avoine, puis passant à autre chose, elle reprit :

- Y a-t-il longtemps que vous n'êtes allé aux Etangs? En savez-vous quelque chose?

Oui, il n'y a pas mal de temps que je les ai vus. Et haussant les épaules: Voilà, voilà, ils ont bien de la peine; c'est que, voyez-vous, ils ont trop de charges et il y a des dettes dont ils ne peuvent pas sortir. Ils travaillent, je veux bien, mais pas d'ordre, quoi! il faut voir ça... Est-ce que vous allez demeurer là dedans?... Pas possible, dites?

On verra.

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