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esprit d'initiative; en voici une de sa sagacité. Lorsque la guerre de Crimée eut pris fin et que la paix eut rendu disponibles pour le commerce les grands paquebots européens, il comprit que le premier usage qu'en feraient leurs propriétaires serait de rétablir les services transatlantiques. C'était une concurrence redoutable qui se préparait la lutte d'un homme seul contre de puissantes compagnies. Il ne voulut pas l'affronter. D'ailleurs, une nouvelle idée avait germé dans son esprit, et il la croyait mûre pour la réalisation.

Déjà quelque temps auparavant, il avait donné au gouvernement de Washington le plus beau de ses steamers, comme sa contribution de guerre pour la lutte contre les esclavagistes. Il lui restait une centaine de navires, tant sur l'Atlantique et sur le Pacifique que sur les fleuves et les lacs d'Amérique. Il les vendit tous, afin de pouvoir exécuter l'idée dont personne encore n'avait entendu parler.

A ce moment, sa fortune se montait à vingt millions de dollars. Et il l'avait gagnée tout entière sans avoir fait une seule spéculation de bourse, uniquement par son industrie et son habileté à tirer parti des ressources de son pays. C'était en 1863; il était alors âgé de soixante-neuf ans.

V

Avant de poursuivre le cours de cette prestigieuse carrière, il convient de retourner sur nos pas pour parler de la famille de Cornélius Vanderbilt, et en particulier de ses fils, dont l'aîné allait devenir son associé.

Il avait eu treize enfants, dont dix nés à New-Brunswick, dans cette maison où nous avons vu Mme Vanderbilt s'établir comme maîtresse d'hôtel. Un de ces

enfants mourut en bas âge; les autres, trois garçons et neuf filles parvinrent tous à l'âge adulte. Il ne rentre pas dans notre dessein de faire l'histoire de tout ce monde. Bornons-nous à dire que les neuf filles trouvèrent à se marier; que le second des fils, Cornélius, devint épileptique et finit par s'ôter la vie; que le troisième, après avoir fait d'excellentes études militaires, mourut au cours de la grande guerre de sécession. Nous n'aurons ainsi à nous occuper que de l'aîné, le seul qui ait fait souche de Vanderbilt et continué les traditions de la famille.

Un proverbe, vieux comme le monde, constate que personne ne peut être à la fois au four et au moulin. Cornélius Vanderbilt était trop absorbé par les intérêts de sa fortune croissante pour s'occuper beaucoup de ses enfants. A vrai dire, il ne s'occupait d'eux que lorsqu'il ne pouvait pas faire autrement. Une discipline rigoureuse régnait dans la maison; femme et enfants devaient obéir à la baguette; et malheur à celui qui aurait eu la velléité de transgresser un seul commandement! Ce n'était rien moins que le régime de la grâce; tout le monde tremblait devant le maître, et s'il avait de l'affection pour les siens, il n'en montrait pas grand'chose au dehors.

William-Henri, son aîné, avait vu le jour en 1821, à New-Brunswick. C'était un garçon aux allures paisibles, à la démarche lente et mesurée, sobre de paroles, très renfermé. Son père ne fondait pas grand espoir sur lui, et pour tout dire, le considérait un peu, ou du moins le traitait comme un imbécile.

William avait neuf ans quand ses parents allèrent s'établir à New-York. On le mit dans une école où il apprit les rudiments de la science, sans y déployer beaucoup d'ardeur. Et à dix-sept ans il entrait comme apprenti dans une maison de banque.

Cependant la raison lui était venue. Si ses facultés n'avaient rien de brillant, en revanche il était, lui aussi, doué de persévérance et d'obstination. C'était ce qu'on appelle un bûcheur; et il résolut de faire mentir par son application au travail les sombres pronostics de son père. Au bout de trois ans, il s'était mis au courant de tous les détails de son département et avait si bien gagné la confiance de ses patrons, que ceux-ci lui assurèrent mille dollars d'appointements.

Il avait alors vingt ans. Son cœur, plus précoce apparemment que son intelligence, avait parlé; et il s'était attaché à une jeune fille bien élevée, fille d'un ecclésiastique de Brooklyn. Marie-Louise Kissam n'était pas riche des biens de ce monde, mais elle était charmante; malgré les remontrances de son père, William l'épousa. Avec quoi comptez-vous vivre? demanda le commo

dore.

Avec dix-neuf dollars par semaine, répondit tranquillement William.

Eh bien, Billy, vous êtes un imbécile, comme je l'avais toujours pensé.

Et le grand armateur tourna le dos, avec un geste de

dédain.

Le jeune commis et sa gentille femme allèrent vivre avec leurs dix-neuf dollars par semaine dans une modeste pension alimentaire d'East Broadway. Le commodore était déjà millionnaire; mais il estimait que les jeunes gens doivent faire leur chemin tout seuls, et que d'ailleurs Billy ne valait pas la peine qu'on s'intéressât à lui.

Assurément le commodore n'y mettait pas les formes; mais sa conduite était peut-être plus judicieuse qu'il n'y parait. Chez nous, elle n'eût rien valu; le fils se serait dit: «< Attendons ; le moment viendra où j'aurai,

sinon l'héritage paternel tout entier, au moins ma légitime. » Et plutôt que de se faire une carrière, il aurait accumulé les dettes. Aux Etats-Unis, la loi ne confère aucun droit aux enfants sur l'héritage de leur père. Cornélius Vanderbilt avait plus d'une fois donné à entendre à son fils que, s'il ne travaillait pas, il n'aurait pas de lui un centime. Et William savait que son père était homme à tenir parole. Aussi ne paraît-il avoir aucunement compté sur sa part d'héritage.

Il poursuivait paisiblement sa carrière, admirablement secondé par sa jeune femme. Son intérieur gai et chaud formait un frappant contraste avec celui de son père, et l'affection mutuelle, les égards des époux l'un pour l'autre, leur cordialité envers les quelques amis qui ne craignaient pas de fréquenter le modeste logis de Broadway, suffisaient à faire de ce ménage un ménage heureux.

Tout à coup, la santé de William subit une atteinte. L'atmosphère du bureau ne lui convenait pas. Le médecin déclara que s'il continuait à mener une vie sédentaire, il en mourrait.

Eh bien, Billy, demanda le commodore, qu'allezvous faire ?

pas

Je n'en sais rien. Mais il ne nous faut beaucoup pour vivre, à nous deux; je ferai n'importe quoi. A vous deux ! Vous ne serez pas deux longtemps; je sais comme il en va dans notre famille. Il faut que vous alliez vivre à la campagne, où il y aura de la place.

-

Il leur acheta un morceau de terrain de soixante-dix acres, à Staten Island ; à un prix très modéré, parce que c'était une terre en friche. Et le jeune couple alla s'y fixer, pour y vivre comme il pourrait des produits du sol. AUG. GLARDON.

(La fin prochainement.)

LA CARROCHONNE'

NOUVELLE

I

De Morges à Bière, la route est longue. A mesure qu'on s'élève, l'horizon des montagnes de la Savoie grandit et laisse voir autour du Léman des sommités qu'on n'aperçoit pas de la rive; les vapeurs du matin les enveloppent, mêlant un peu d'argent pâle et mat à tant d'azur. La rosée a mis sur les vignes, les haies, les arbres et les prés un fard que le soleil n'a pas encore effacé; la campagne garde son aspect matinal, quoiqu'il soit près de onze heures déjà. L'air est tiède et léger, les contours des choses demeurent voilés, et làhaut une brume blanche traîne en longues bandes sur le fond sombre du Mont Tendre.

Sur la route sinueuse chemine une carriole derrière laquelle est attachée une grande malle. Le voiturier, qui vient de mettre pied à terre, marche à côté de son cheval en sifflant des refrains militaires. C'est un garçon

Dans le patois vaudois, le carrochon est celui qui roule carrosse.

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