Page images
PDF
EPUB

BULLETIN LITTÉRAIRE

ET BIBLIOGRAPHIQUE

LOUIS AGASSIZ, SA VIE ET SA CORRESPONDANCE, par Mme E. C. Agassiz, traduit de l'anglais par A. Mayor. — 1 vol. in-8o. Neuchâtel, Berthoud, 1886.

La traduction de l'ouvrage dont la Bibliothèque universelle a donné récemment une très intéressante analyse ne peut faire son apparition dans la Suisse française sans éveiller bien des sympathies. Personne n'a oublié que L. Agassiz était vaudois, qu'il a débuté à Neuchâtel dans la carrière du professorat, que c'est dans cette ville que son génie s'est révélé par des recherches et des publications qui ont attiré sur lui l'attention du monde savant. Pendant près de quatorze ans, de 1832 à 1846, sa parole s'est fait entendre en Suisse, non seulement dans ses cours publics, mais dans les congrès de naturalistes, où il arrivait toujours les mains pleines de choses nouvelles qu'il exposait avec une ardeur et une autorité rares; ses auditeurs encore vivants, et ceux qui l'ont connu, salueront avec émotion la publication de ce livre qui vient réveiller si agréablement les meilleurs souvenirs de leur jeunesse.

Il y a quelque chose de touchant pour nous, ses compatriotes et ses élèves, à voir cette sympathique et noble figure nous apparaître, évoquée par sa veuve qui, en vraie Américaine, n'a pas voulu que le culte qu'elle rend à la mémoire de son mari fût stérile, mais a consacré toutes ses forces à lui élever un monument digne de sa réputation. Cette tâche n'était pas facile. Comment raconter l'activité d'un homme qui a sondé les plus ardus mystères de la vie sur la terre, dans le monde pétrifié des fossiles, sous les eaux, dans les profondeurs

de l'océan; qui a parcouru de vastes continents en interrogeant les montagnes, les glaciers, les terrains erratiques, pour en découvrir les secrets, cherchant la pensée créatrice qui a présidé à l'organisation, à la génération des êtres, les lois qui régissent la matière et ont fait de notre terre ce qu'elle est aujourd'hui ? Comment résumer cette vaste correspondance, en plusieurs langues, avec tant de savants qui poursuivaient les mêmes études, discutaient des questions obscures, exposaient leurs doutes ou se laissaient subjuguer par les vues originales d'Agassiz et les audaces de son génie ?

Elle y a consacré douze ans, cette vaillante femme. Dirigeant son enquête dans toutes les directions, elle a consulté les parents, les amis de son mari qui ont répondu de grand cœur à son appel; elle a recueilli tant de correspondances, tant de documents si variés et d'un intérêt si vif, que le plus grand embarras était le choix à faire parmi toutes ces richesses. Conseillée par son fils, M. Alex. Agassiz, par ses beaux-frères Auguste Agassiz et Alex. Braun, par Arnold Guyot, et par d'autres esprits supérieurs, elle nous a donné le volume dont nous annonçons la traduction française et que nous recommandons tout particulièrement à l'attention du public comme une œuvre de haute valeur.

Les biographies d'Agassiz sont nombreuses; ses amis dans l'ancien et dans le nouveau monde n'ont pu laisser disparaître une telle personnalité sans exprimer leurs regrets et sans faire le tableau d'une vie qui a laissé dans la science un sillon si lumineux. On admirait son incomparable activité, la grandeur de ses conceptions, l'étonnante hardiesse de ses entreprises, mais par dessus tout on l'aimait : tous ces écrits l'attestent. Et cependant ils ne font connaître Agassiz que partiellement, on s'en convaincra en lisant la traduction de M. Mayor. Là nous allons de découverte en découverte, de surprise en surprise; rien n'est attachant comme les jeunes années du grand homme, sa vie d'étudiant, ses premiers travaux et ses relations avec des amis comme A. Braun, qui devint son beau-frère, les Schimper, A. Guyot, avec ses professeurs de Munich, qui le considéraient plutôt comme un collègue que comme un élève. Et quel charme dans sa correspondance avec son frère, ses sœurs, surtout avec sa mère qui dirigeait avec tant de tact et

d'amour ce caractère si décidé. Pour nous présenter Agassiz tout entier, il fallait plus qu'un collègue ou un ami, il fallait un autre lui-même, le cœur et l'esprit de celle qui, pour soulager son mari, tenait la plume d'une main ferme sous l'ardent soleil du Brésil, sur le fleuve des Amazones comme au milieu des solitudes sauvages de la Terre-de-feu et du détroit de Magellan, et pour le libérer de ses créanciers ouvrit une école de jeunes filles qu'elle dirigeait avec lui; il fallait avoir vécu dans son intimité, avoir entendu toutes ses confidences, partagé ses labeurs, ses peines, ses soucis, ses triomphes.

Et, chose curieuse, le livre, écrit par la veuve, a été traduit en allemand par la nièce, Mme Mettenius, fille d'Alex. Braun, et en français par un parent rapproché, très aimé, très au courant de ses affaires et de sa vie, l'homme le mieux placé pour interpréter exactement une œuvre qui pouvait présenter des points obscurs. M. Mayor a passé en Amérique de longues années, et rien de ce qui concerne son cousin ne lui est demeuré étranger. En relations suivies avec l'auteur, ils se communiquaient à mesure leur travail, dans lequel ils s'encourageaient mutuellement, inquiets l'un et l'autre de défaillir avant d'avoir accompli leur tâche.

On a reproché à ce livre de donner trop de détails sur la jeunesse d'Agassiz et pas assez sur son âge mûr. L'observation est fondée, et l'on comprend que l'auteur y a été entraîné malgré lui; les Américains savaient peu de chose de la première partie de la carrière du naturaliste, qui avait près de quarante ans à son arrivée à Boston, tandis que la fin de sa vie s'étant écoulée au milieu d'eux leur était plus familière ; des détails plus abondants auraient fait double emploi avec des publications répandues dans le pays. Comment résister d'ailleurs, quand on est femme, à l'attrait de peindre ces jeunes années toutes remplies de séduction, entourées d'une double auréole de poésie, d'illusions, d'espérances folles, de confiance dans sa force et dans son avenir? Ce défaut, si c'en est un, plaira peut-être à toute une classe de lecteurs.

Hâtons-nous de le dire, il n'est point nécessaire d'être savant pour lire ce livre, qui offre l'intérêt d'un roman. Un personnage héroïque, beau, intrépide, désintéressé, ambitieux de gloire, audacieux jusqu'à l'exaltation, exerçant une sorte de fascination

sur tous ceux qui l'approchaient, constamment aux prises avec des difficultés en apparence insurmontables, toujours résolues par des interventions extraordinaires, doué d'une éloquence entraînante, d'une science et d'une énergie qui le plaçaient partout au premier rang, en faut-il davantage pour attirer les lecteurs et en particulier les lectrices ? Celui qui est parvenu à passionner les graves Yankees qui lui ont fait des ovations enthousiastes et des dons magnifiques, ne pourra nous laisser froids; le public de langue française voudra faire connaissance avec cette publication, et il peut être assuré d'y trouver de nobles jouissances, de l'intérêt et de l'instruction. L. F.

POÉSIES D'ETIENNE EGGIS, avec une notice biographique et littéraire, par Philippe Godet. 1 vol. in-16. Neuchâtel, Berthoud, 1886.

Il n'y a guère qu'une vingtaine d'années qu'Etienne Eggis mourait à Berlin, dans la misère, réduit à faire argent de son talent de pianiste en jouant dans des cafés de bas étage. L'oubli s'était fait sur cette tombe ignorée, ouverte en terre étrangère, et, en dehors de quelques intimes, bien peu se souvenaient que le pauvre ménestrel était doublé d'un poète. Ses chants, jetés au hasard dans la foule distraite, s'étaient éteints sans laisser après eux même un écho lointain. En causant avec la lune, Voyages au pays du cœur, c'était d'hier à peine en quelque sorte, mais qui se le rappelait encore? qui l'avait lu, même en Suisse, même à Fribourg, la patrie de l'auteur ? qui se doutait qu'il y avait là un héritage à recueillir et, dans ces boutades d'un talent mal gouverné, des accents vraiment inspirés?

Poète en effet, Eggis l'a été. Le rayon d'en haut a lui sur son front rêveur. Pour atteindre la renommée, la gloire entrevue et ardemment convoitée, ce n'est pas le souffle, c'est le lest qui lui a fait défaut. Mais, hélas! bohème errant à travers pays, attiré, comme tant d'autres naïfs, et bientôt englouti par le gouffre de Paris, livré à ses remous écumeux, y laissant avec ses illusions la jeunesse du cœur et la fraîcheur de l'âme, sans feu ni lieu, sans pain souvent, mais toujours romantique éche

velé et chevauchant sur la nue, il n'a pas mieux su gouverner sa fantaisie que régler sa course vagabonde. Il lui a manqué surtout le travail soutenu, la discipline, la volonté persévérante; aussi, nonchalamment bercé par ses rêves, jouet de vains mirages, poussé à la dérive par tous les souffles de l'air, n'a-t-il pas tardé, retranché dans son orgueil blessé, à voir se flétrir les fleurs d'un talent plein de promesses. Mais peut-être l'équilibre heureux entre la sagesse pratique et les visions du poète est-il une chimère et, toujours versant d'un côté, l'homme est-il condamné à tomber dans la prose du moment que son vol ne se perd pas dans l'espace.

Quoi qu'il en soit, l'œuvre d'Eggis méritait mieux que l'indif férence. Avec toutes ses bizarreries, ses négligences, sa désinvolture, son vers chante, il a l'essor, le timbre, la mélodie, et trahit le poète de race. Aussi eût-il été triste que la Suisse romande laissât se perdre la mémoire de cet enfant, qui, pour avoir échappé de bonne heure à sa tutelle, ne lui en appartient pas moins. Placé, comme elle, aux confins de deux nationalités, allemand par l'origine de sa famille et par les habitudes contractées au sein de la jeunesse universitaire d'outre-Rhin, français par sa langue et par ses instincts litté raires, affinés au feu de la bohème parisienne, il a tenté d'unir, dans son romantisme, l'âme songeuse et recueillie de la vieille Germanie à l'esprit brillant et tout en dehors de son pays d'adoption. S'il n'a pas été de force à maîtriser l'attention du public, peut-être cela tient-il aussi à ce que cette fusion n'est pas aisée; en tout cas, là a été son originalité, et à ce titre seul déjà, sa tentative, quelque inconsciente et incohérente qu'elle ait été, valait la peine d'être signalée.

Nous ne pouvons donc que remercier M. Philippe Godet d'avoir voulu disputer ces épaves poétiques au naufrage et d'avoir recueilli de nouveau, dans le volume qu'il offre au public, sinon toutes les pages emportées par les vents qui ont ballotté la vie de l'insouciant trouvère, au moins celles qui étaient le plus dignes de lui survivre. Cette réhabilitation posthume n'aurait pu se faire avec plus de tact et de mesure. Si le poète a reconnu aussitôt dans le chantre débraillé l'élu de la muse et l'a salué comme un frère, le critique au goût sûr et exercé a retenu à temps l'entraînement de la sympathie, en marquant le point

« PreviousContinue »