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moment, sans douleur ni agonie. Pour lui-même, qu'aurait-il pu désirer de mieux ?

Pour sa famille, pour ses amis, un regret doit s'ajouter à la douleur de l'avoir perdu. Rambert a eu une riche nature, non seulement intellectuelle et morale, mais physique. Il semblait taillé pour une existence active et longue, et dans ses jeunes années il avait accompli des prouesses comme grimpeur des Alpes. Seulement, chez les hommes dont les forces corporelles ont été développées par l'exercice, il y a toujours danger à s'arrêter. Il faut continuer à fatiguer le corps, sous peine de voir se rompre l'équilibre qui constitue la pleine santé. Cela était d'autant plus nécessaire pour lui que, comme beaucoup de personnes vigoureuses, il avait le cœur et la circulation sanguine relativement faibles. Rambert ne le comprit pas; il prenait tant de plaisir à ses travaux, et il y mettait tant d'ardeur, qu'il ne se donnait pas le temps de prendre du mouvement en plein air, quoiqu'il en jouit beaucoup. Peu à peu il en perdit l'habitude, et l'exercice lui devint pénible, ce qui fut une nouvelle raison de n'en pas prendre. Quand il voulut réparer le passé, il était probablement trop tard déjà. Nous l'aurions conservé sans doute de longues années encore, s'il s'était soumis aux nécessités de la double nature que chacun porte en soi.

Les regrets qu'a suscités sa fin prématurée, et les honneurs exceptionnels qui ont été rendus à sa dépouille mortelle, montrent qu'il n'a pas travaillé en vain. Un peuple s'honore en honorant ceux qui ont passé leur vie à le servir avec dévouement, et dont la disparition laisse un grand vide. Si Eugène Rambert est mort, son œuvre et son souvenir vivront.

ED. TALLICHET.

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J'avais cinq ans lorsque ma mère mourut. Mon père, profondément abattu par le chagrin, semblait avoir oublié mon existence. Parfois il caressait ma petite sœur et s'occupait d'elle, parce qu'elle avait les traits de ma mère; mais moi, je grandissais comme une plante sauvage, personne ne me donnait des soins, mais personne aussi n'entravait ma liberté.

Le bourg que nous habitions, appelé Kniagiévéno, ou simplement Kniagié-Gorodock, offrait le type de n'importe quelle petite ville du sud-ouest de la Russie il dépendait autrefois d'une antique maison de Pologne, appauvrie aujourd'hui mais toujours fière, et qui y traînait une existence misérable, triste reste de l'opulente grandeur des panns 2 polonais.

En entrant dans le bourg, du côté du levant, ce qui frappe les yeux tout d'abord, c'est la prison, le plus bel ornement architectural de l'endroit. La ville elle-même s'éparpille plus 1 Petite-ville-du-prince.

Pann, seigneur.

bas, près des eaux dormantes des étangs auxquels on arrive pas une chaussée que ferme la barrière traditionnelle. Un vétéran, le visage tanné par le soleil, la somnolence personnifiée, ouvre la barrière d'une main paresseuse, et vous voilà dans la ville; vous vous en douteriez à peine en voyant les palissades de planches, les tas de décombres, les cabanes borgnes qui se succèdent. Plus loin, la grande place, entourée d'auberges tenues par les juifs, puis les bâtiments du gouvernement qui vous pénètrent de mélancolie par l'uniformité de leurs murs blancs et leurs lignes correctes. Un pont de bois enjambe l'étroite rivière; il crie et tremble sous les chariots; ensuite vient la rue juive avec ses boutiques, ses échoppes, ses débits, ses tables de changeurs le trafic se fait sur les trottoirs, sous des parapluies quand il pleut, ou sous les auvents des boulangers. Puanteur, saleté, des tas d'enfants grouillant dans la poussière ou la boue de la rue encore une minute et la ville est dépassée. Les bouleaux chuchotent au-dessus des tombes du cimetière, la brise fait onduler les champs de blé et résonne lugubrement dans les fils télégraphiques qui bordent la route. On traverse encore une fois la petite rivière qui va se perdre dans un des étangs dont la ville est entourée. Au milieu d'un de ces étangs se trouve une île, et sur l'île un château tombant en ruines. Je me souviens comme je regardais avec effroi cet antique et grandiose édifice; il circulait à son sujet d'effrayantes légendes on disait que l'île avait été créée par des prisonniers turcs qui, jour après jour, y avaient apporté la terre dans leurs mains, et que le château lui-même avait été construit sur des ossements humains mon imagination d'enfant se représentait ces milliers de squelettes turcs sous la terre, soutenant de leurs bras desséchés l'ile avec ses hauts peupliers et son manoir. Tout cela rendait ces lieux effroyables, et, même en plein jour lorsque nous nous en approchions, de vraies paniques s'emparaient de nous; on entendait de mystérieux frôlements passer dans les salles vides; la moindre pierre se détachant des voûtes éveillait de sourds échos : alors nous nous enfuyions sans regarder derrière nous.

En automne, pendant les nuits d'orage, lorsque les gigantesques peupliers pliaient sous la rafale, l'épouvante se répandait du château dans la ville. ( Oï, wei mir! répétaient les

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juifs; les vieilles bourgeoises pieuses se signaient; jusqu'à notre voisin, le forgeron, esprit fort qui niait l'existence du diable, faisait lui aussi le signe de la croix et priait pour le repos des trépassés.

Janoush, un vieux à barbe grise qui, faute de logis, s'était établi dans une des caves du château, nous assurait que, pendant des nuits pareilles, il avait distinctement entendu sortir des cris de dessous terre : les Turcs se démenaient, accusant à grand bruit les panns polonais de leur cruauté. Un jour même, Janoush avait distingué la voix d'un ancêtre du comte actuel, célèbre par ses hauts faits sanglants, qui vociférait des. jurons et criait : « Taisez-vous, gredins, religion de chiens1!

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Les descendants de ce terrible homme ont depuis longtemps abandonné la demeure de leur aïeul. La plus grande partie des ducats et autres richesses qui, jadis, faisaient sauter les coffres-forts du vieux château, ont passé de l'autre côté du pont, dans les masures délabrées des juifs, et les derniers représentants du nom ont bâti, sur une colline plus éloignée de la ville, une maison toute blanche et prosaïque. Là se passe leur existence ennuyée mais toujours solennelle, dans une méprisante et hautaine solitude. A de longs intervalles, le comte, triste ruine comme son château, traverse la ville sur une vieille haridelle pur-sang; à ses côtés, fière et sèche, sa fille chevauche, drapée dans son amazone noire; un écuyer les suit à respectueuse distance. Dans notre petite enfance, l'apparition des trois cavaliers nous faisait fuir; nous allions nous réfugier dans les cours, d'où nos regards curieux suivaient les propriétaires de la grande ruine.

A l'ouest, sur une hauteur, au milieu des croix effrondrées et des tombes défoncées d'un ancien cimetière, se dressait une chapelle abandonnée depuis longtemps. Jadis, au son de la cloche de cette église, les gens de la ville, grecs-unis, s'y réunissaient et les habitants du voisinage y arrivaient en foule. De là, on voyait l'île avec ses arbres sombres, mais le château se dérobait à la vue. Seul, le vent d'ouest démasquait parfois ses fenêtres vides qui semblaient jeter sur la chapelle de mauvais regards, avec leurs yeux éteints où ne brillaient plus les reflets du soleil couchant, et la chapelle elle-même, son toit en Juron polonais à l'adresse de tout ce qui n'est pas catholique-romain.

ruine et ses murs croulants, éveillait aussi l'idée de quelque chose de fini. Au lieu du son vibrant de la cloche, les chouettes donnaient la nuit leurs concerts de lugubre présage. La distance traditionnelle et historique qui séparait autrefois le château de la chapelle bourgeoise des grecs-unis, durait encore après la ruine de tous deux.

Il fut un temps où le manoir croulant offrait un abri gratuit à tout nécessiteux sans distinction: tout ce qui ne trouvait pas à s'abriter dans le bourg: vagabonds, mendiants, pouvaient aller à l'île et chercher un refuge dans ces décombres, sauf à payer quelquefois de la vie cette hospitalité, par la chute soudaine de quelque pan de mur. La formule, « il habite au château, désignait le dernier degré de la misère et de la dégradation. Tous ces êtres s'acharnaient sur l'antique édifice, démolissant plafond et planchers pour se chauffer ou cuire la pauvre pâtée dont ils vivaient.

Il advint cependant un jour que, dans cette compagnie. si mêlée, le désaccord se mit une révolution s'ensuivit. Janoush, qui avait été jadis au service de la famille comtale, s'octroyait un semblant de droit de possession et usurpait le gouvernement. Il procéda à une réforme. Pendant plusieurs jours, on entendit un grand vacarme dans l'ile, des cris, des sanglots, tant et si bien que les vieilles femmes se demandaient si les Turcs n'étaient pas sortis de dessous terre pour tirer vengeance de leurs oppresseurs : c'était simplement Janoush qui choisissait parmi les habitants des ruines ceux qu'il voulait garder, séparant les boucs des brebis, celles-ci aidant au vieux domestique à chasser les intrus qui protestaient et opposaient une résistance désespérée. Enfin l'ordre fut rétabli grâce à un policier qui agissait sans rien dire, et ce changement prit un caractère aristocratique, car il ne resta au château que les vrais chrétiens,» c'est-à-dire des catholiquesromains, surtout des gens qui avaient servi chez le comte, ou descendaient d'anciens serviteurs de la maison. C'étaient tous des vieux, vêtus en « tchamarkas, » l'habit national polonais, le visage orné de gros nez rouge-bleu d'ivrognes, armés de bâtons noueux; de hideuses vieilles braillardes, qui avaient su garder, jusque dans leur abjection et leur extrême misère, leurs manteaux et leurs capelines. Tout ce monde formait un

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