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aucune des figures de la Renaissance. Sur la noble poitrine de celle que le poëte nomme sa guerrière, tombe un éclatant joyau suspendu à une chaine d'or, comme l'insigne de quelque ordre d'amour chevaleresque. Telle, en effet, devait être représentée la première muse de Ronsard. Pour lui, vêtu à l'antique d'une sorte de cuirasse d'or niellé sur laquelle se drape fièrement un manteau à dentelures, coiffé d'un grand laurier, posé comme un triomphateur et comme un demi-dieu, il apparaît dans cette estampe avec l'attitude que lui conserveront, malgré tout, les âges futurs. Après avoir été l'idole de la France entière, Ronsard a pu trouver l'oubli et l'indifférence; sa statue, renversée du haut piédestal sur lequel elle semblait avoir été dressée pour jamais, a pu être traînée dans la fange et y rester ensevelie pendant des siècles, mais du jour où une main pieuse l'arrachait à l'infamie, elle s'est relevée idole. Car ce ne peut être en vain que Ronsard a été sacré prince des poëtes, et que Marguerite de Savoie, Marie Stuart, la reine Élisabeth, Charles IX, Le Tasse, Montaigne, de Thou, L'Hospital, Du Perron, Galland, Passerat, Scaliger ont reconnu à l'envi cette royauté. Mais, soit à ses heures de martyre, soit à ses heures de victoire, il ne sera jamais un poëte populaire, précisément à cause de ce costume triomphal sous lequel il se présente orgueilleusement à notre admiration. Une telle allure est toute hostile au génie français, qui voit dans son poëte non pas un combattant victorieux, mais un affranchi d'hier bernant ses maîtres et les dominant par la fine raillerie, tout en ayant l'air de leur obéir. C'est ce que prouve notre comédie, où l'imagination, l'esprit et le talent de l'invention appartiennent exclusivement aux valets, tandis que les maîtres, de Valère à Almaviva, sont toujours de superbes niais dont tout le mérite consiste dans un habit brodé. En ce qui touche la poésie, nulle nation plus que la France n'est haineuse de l'étranger et ennemie de toute tentative de renouvellement par un élément extérieur.. Aux époques mêmes dont le retour est fatal, et où la séve poétique usée mourrait nécessairement sans une transformation salutaire, la France ne pardonnera pas aux courageux novateurs qui l'auront sauvée par ce secours antinational. Elle a beau reconnaître sa mère spirituelle dans la Grèce antique, elle ne veut rien devoir même à cette mère si riche; elle aime mieux languir, périr s'il le faut, en restant elle-même. Il faut que son poëte s'appelle Jean Bonhomme, qu'il ait la malice et l'aimable ironie du prolétaire, mais elle ne le reconnaîtra jamais sous l'ambitieuse figure d'un Pindare. Ce ròle impérieux, nécessairement voulu par celui qui le joue, d'un poëte

s'assimilant aux rois et aux dieux, ayant la conscience de sa haute mission et traitant d'égal à égal avec les grands de la terre, lui est particulièrement hostile, car toujours courbée sous un maître, elle sent que son véritable avocat est le railleur, en apparence naïf, qui cache ses armes terribles sous une bonhomie d'emprunt. Pour réussir chez elle, il ne suffit pas qu'Apollon exilé du ciel se fasse berger, il faut encore qu'il se fasse peuple, et ne réclame sa place dans aucune aristocratie. Ses favoris se nommeront Villon, Marot, Rabelais, Régnier, La Fontaine, Molière, et non pas Ronsard, Baïf, Du Bellay, Desportes, Belleau, Corneille, Racine; roi et peuple, chacun fait, d'instinct et sans se tromper jamais, le triage de ses soldats.

Après trois siècles d'intervalle, rien n'a changé; les successeurs de Marot et ceux de Ronsard sont en présence, et il n'est pas besoin de demander de quel côté se rangent les sympathies de la foule. Nulle part ailleurs que chez nous n'existe cette tradition d'une poésie qui représente le génie populaire de la patrie; le bon sens public affirme que tout emprunt à une littérature étrangère est pour elle une menace de destruction, et aussi chaque tentative de ce genre soulèvera-t-elle une réprobation générale, comme nous l'avons vu en 1830, malgré l'immense talent des hommes qui essayaient alors de rajeunir notre art épuisé aux grandes sources de la poésie lyrique et dramatique. Par la même raison, les héroïnes d'amour idéales et sublimes, les Cassandre, les Marie, les Hélène de Surgères, les Laure, les Éloa, les Elvire ne réussiront jamais devant notre public. Il sent très-bien que cette exaltation de l'amour élevé menace dans son existence la vieille farce gauloise au gros sel, le joyeux conte des commères aux francs ébats, grâce auquel il proteste contre les idées de renoncement et de sacrifice dont tous les gouvernements se sont fait un moyen de répression. Alix, Isabeau et Alison seront toujours chez nous les bonnes amies du populaire, et il ne pardonnera jamais à Béatrix la dédaigneuse allure de sa silhouette aristocratique, découpée en plein azur.

D'autre part, et par une antithèse dont la logique est absolue, les poëtes devinent que cette tension perpétuelle vers un but défini, cet acharnement à se nourrir de sa propre substance, impliquent la mort même de leur art, la négation de toute poésie lyrique, et aboutissent forcément à la satire, au pamphlet, à la prose et à tout ce qui a pour effet nécessaire de remplacer la lyre par un paquet de plumes et la chanson par une poignée de verges. Aussi leur persistance à retourner vers le courant épique et lyrique est-elle pour le moins égale à celle que la nation

met à repousser cette révolution toujours imminente. De là entre le poëte et son public un dissentiment nécessaire et inguérissable; cette divergence d'idées explique bien des choses dans notre littérature, mais elle explique surtout le succès et la chute de Pierre de Ronsard, succès fait par les érudits, par les reines, par les grands seigneurs, chute amenée par l'antipathie profonde dont nous poursuivons l'art élevé, la langue des images, la poésie pindarique. Et cette question serait mal comprise si l'on ne se rendait un compte exact de l'action prodigieusement exceptionnelle de Boileau, qui, en attaquant Ronsard et ses émules, est allé directement contre son rôle de poëte classique; mais une telle injustice s'explique de reste par l'impuissance lyrique du grand écrivain qui a pu composer l'ode sur la Prise de Namur et le sonnet sur la Mort de la jeune Oronte. Même en des matières où sa partialité ne saurait être mise en doute, le jugement de ce critique a fait foi, et la postérité a pris au sérieux son prétendu mépris pour « le clinquant du Tasse. » Il serait aussi raisonnable de dédaigner les raisins sur le témoignage du renard, et aussi une pareille confusion n'aurait jamais pu s'établir si la haine de Boileau ne se fût trouvée justifiée par un merveilleux accord avec le sentiment national. Ronsard a été un lyrique, le premier et le plus convaincu de nos lyriques; de là sa gloire et son opprobre; de là les honneurs qui en ont fait un demi-dieu; de là aussi les injustices qu'il a subies et le mépris où il est tombé. Nul ici-bas ne porte en vain les insignes d'une royauté; il n'est guère de triomphe qui ne doive être expié un jour par des affronts cruels. Ce retour nécessaire et forcé des choses de ce monde a été exprimé dans une forme impérissable par cette strophe d'un grand poëte:

Leurs mains ont retourné ta robe, dont le lustre

Irritait leur fureur :

Avec la même pourpre, ils t'ont fait vil,

Et forçat, d'empereur!

d'illustre

Le crime de Ronsard, celui qui ne pourra lui être pardonné, c'est d'avoir fait le personnage d'un prince des poëtes sans avoir été en effet un homme de génie. Son excuse, c'est qu'il accomplit une œuvre nécessaire, indispensable, fatale; fatale plus qu'on ne pense, car on ne sait pas assez comment chaque poëte vient à son heure, pour remplir une mission définie d'avance et à laquelle ni les circonstances ni lui ne peuvent rien changer. Les uns, et ceux-là sont les heureux entre tous, ont été élus pour achever les poëmes définitifs et du

rables; d'autres n'apparaissent que pour préparer la venue de ceux qui suivront, et nul travail humain ne modifierait cet ordre providentiel. La poésie de Ronsard et de Du Bellay ne pouvait pas plus donner les résultats définitifs que le drame réalise au XVIIe siècle et l'ode au XIX, que la monarchie de Charles IX ne pouvait être celle de Louis XIV. Les faits de l'histoire littéraire s'enchaînent aussi impérieusement que les faits de l'histoire politique; et biffer, à l'imitation de Malherbe, l'œuvre poétique de Ronsard, ce serait renoncer à sa succession littéraire, c'est-à-dire à tout ce que notre époque a produit de plus beau. Malherbe le pouvait, lui qui à aucun titre ne fut un prophète, et qui n'eut pas même l'instinct des choses à venir; mais nous, qui avons pu recueillir la moisson mûre, comment oserions-nous proscrire celui qui fut le laboureur et le semeur? Il n'est plus temps de nous contenter d'opinions toutes faites par les deux cruels critiques, puisque l'histoire, le temps, la voix universelle ont jugé après eux et mieux qu'eux. Mais pour certains esprits routiniers, l'affirmation d'un vers proverbe prévaudra toujours même sur le dernier mot donné par les événements, et Boileau dont ses admirateurs n'apprécient le plus souvent ni le talent d'observation ni la verve comique, est surtout glorifié par eux, parce qu'il leur évite la peine de penser.

Un immense effort avorté, un prodigieux élan d'enthousiasme stérile, tel est en effet le caractère sous lequel nous apparaît la vie de Ronsard, si nous ne voulons pas comprendre combien de récentes victoires lui sont dues. Il nous a donné le nom de l'Ode, et l'ode elle-même; pour cela seulement ne mériterait-il pas des statues, comme un roi? Ronsard arrive et trouve table rase; la corde de Villon est rompue à jamais, le plaisant Marot ne chanté plus, la frivolité des poëtes français oblige les grands esprits à écrire en langue latine; qui donnera la formule d'un art nouveau? Cette formule, ce n'est rien et c'est tout; elle se résume à ceci n'écrivons pas en latin, mais imitons les Latins euxmêmes en nous désaltérant comme eux à la source grecque! Ce n'est pas assez de traduire l'Iliade, comme l'a fait Hugues Salel; faisons nous-mêmes des Iliades? Reprendre la tradition poétique à son aurore et la rendre vivante par une originalité toute actuelle, c'est le vrai, l'unique procédé pour produire des chefs-d'œuvre. N'est-ce rien que de l'avoir proclamé et prêché d'exemple? Une telle vérité est en tout temps si audacieuse, si difficile à faire entrer dans les cerveaux rebelles, que les littératures périssent toujours du même mal, c'est-à-dire en retombant dans l'imitation des imitateurs. Quand tout est perdu, quand

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il n'y a plus rien, le poëte, comme Antée, est sûr de retrouver toutes ses forces en touchant la terre de poésie, en demandant le principe de vie aux génies originaux. Homère ! Pindare! s'écrie le jeune Ronsard qui cherche un monde, et qui pourra tout au plus entrevoir le rivage du nouvel univers. Il écrira une Iliade impossible, des odes pindariques incomplètes et toutefois bien supérieures au jugement que les critiques ont porté sur elles; mais il donnera une saveur homérique à ses élégies et surtout à ses sonnets, où il croit n'imiter que Pétrarque; mais il sera pindarique et lyrique dans ses odelettes amoureuses; mais il aura dessiné une forme de grande strophe que le XIXe siècle trouvera toute armée pour le combat. De la vieille poésie indigène il ne laisse pas tout, bien loin de là; il lui prend le trait naïf, la grâce familière, le tour rapide, mille qualités qui sont comme le duvet et la fleur de sa poésie brillante. Mais il demande à l'antiquité le secret d'un art qui, tout en prenant l'homme pour son sujet, n'en fait pas une figure isolée dans la nature vivante; l'image renaît, le paysage, non pas copié chez les Latins ou chez les Grecs, mais vu et étudié directement par un observateur sensible au pittoresque, s'associe à la passion humaine; avec la voix du chanteur le ruisseau gémit, l'arbre soupire, l'oiseau chante, et les soleils couchants, les rayons du jour, les aurores prêtent leurs flammes aux jardins émus où passent les belles Grecques, vêtues, à la façon du xvI° siècle, d'étoffes aux larges flots, retenues par quelque lien superbe. Les ors, les pierreries, l'azur du ciel, l'écarlate et la pourpre des fleurs apparaissent dans le vers en même temps que les lèvres et la chevelure de la bien-aimée auxquelles ils prêtent leurs vives couleurs, et animent ces descriptions où resplendissent à la fois une femme souriante et l'Éden verdoyant qui nous entoure. Comme dans la Léda de Vinci, l'hymen entre la nature et la race humaine est de nouveau consommé; de l'embrassement qui unit une femme avec le cygne mélodieux va naître la nouvelle Hélène, pour jamais rajeunie dans un flot d'éternité. Elle se nommera Cassandre, Marie, Hélène, immortelle figure à la fois idéale et réelle, que les neveux de Ronsard célèbrent encore sur la même lyre, dont l'harmonie enchantée ne peut plus s'éteindre! Homère et Pindare! en les sentant là sous nos mains, assurés que nous sommes de les posséder à jamais, pouvons-nous deviner l'ivresse de ceux qui les arrachaient à l'épouvantable nuit du moyen âge! Retrouver non plus les Iliades apocryphes de Darès le Phrygien et de Dietys le Crétois, non pas les romans troyens de BénoîtSaint-Maure et de Columna, non pas la version byzantine, non pas

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