Page images
PDF
EPUB

même grandeur quand il fe couche, mais qui n'a plus tant de force. A tous ces traits nous croyons devoir ajouter que, dans les ouvrages en profe du grand Corneille, on trouve par-tout un goût exquis, une raison épurée : lorsqu'il parle de lui-même, on découvre un certain air de franchise qui le fait aimer & admirer en même-temps. On voit que dans le compte qu'il rend de fes pieces, foit qu'il nous inftruife de leur fuccès ou de leur chûte, il le fait avec une noble indifférence, & on fent par-tout cette grandeur Romaine à laquelle il a donné lui-même tant d'éclat dans fes tragédies.

Scenes brillantes & intereffantes par la beauté des fentimens & des fituations.

Rodrigue, célebre cavalier Efpagnol, ayant tué dans un duel le Comte de Gormas, pere de Chimene dont il étoit l'amant, vient lui préfenter fon épée, pour qu'elle venge fur lui la mort de fon pere. Voici quelques traits de cette brillante fcene qui attache fi fort les fpectateurs par la fituation vive qu'elle expose.

RODRIGUE.

Hé bien! fans vous donner la peine de pourfuivre,

Affurez-vous l'honneur de m'empêcher de vivre.

CHIMEN E.

Elvire, où fommes-nous, & qu'est-ce que je

voi ?

Rodrigue en ma maifon, Rodrigue devant moi!

RODRIGUE.

N'épargnez point mon fang; goûtez fans réfif

tance

La douceur de ma perte & de votre vengeance.

[blocks in formation]

RODRIGUE.

Quatre mots feulement.

Après, ne me réponds qu'avec cette épée.

CHIMENE.

Quoi du fang de mon pere encor toute trem

pće.

RODRIGUE.

Ma Chimene.

CHIMENE.

Ote-moi cet objet odieux

Qui reproche ton crime & ta vie à mes yeux.

RODRIGUE.

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine, Pour croître ta colere, & pour hâter ma peine.

CHIMENE.

Il eft teint de mon fang.

RODRIGUE.

Plonge-le dans le mien,

Et fais-lui perdre ainfi la teinture du tien.

CHIMENE.

Ah! quelle cruauté, qui tout en un jour tue
Le pere par le fer, la fille par la vue !
Ote-moi cet objet, je ne le puis fouffrir.
Tu veux que je t'écoute, & tu me fais mourir.

RODRIGUE.

Je fais ce que tu veux, mais fans quitter l'envie De finir par tes mains ma déplorable vie.... Mais je puis oppofer à tes plus forts appas,

Qu'un homme fans honneur (a) ne te méritoit

pas;

Que malgré cette part que j'avois en ton ame,
Qui m'aima généreux, me haïroit infâme.....
Je t'ai fait une offenfe, & j'ai dû m'y porter
Pour effacer ma honte, & pour te mériter.
Mais quitte envers l'honneur, & quitte envers.
inon pere,

C'est maintenant à toi que je veux fatisfaire; C'est pour t'offrir mon fang qu'en ces lieux tu me vois :

J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.
Je fais qu'un pere mort t'arme contre mon crime.
Je ne t'ai point voulu dérober ta victime:
Immole avec courage au fang qu'il a perdu
Celui qui met fa gloire à l'avoir répandu.

CHIMENE.

Ah! Rodrigue, il eft vrai, quoique ton ennemie,
Je ne puis te blâmer d'avoir fui l'infamie;
Et de quelque façon qu'éclatent mes douleurs,
Je ne t'accufe point, je pleure mes malheurs,
Je fais ce que l'honneur, après un tel outrage,
Demandoit à l'ardeur d'un généreux courage....
Même foin me regarde, & j'ai pour m'affliger
Ma gloire à foutenir, & mon pere à venger....

(a) Dom Diegue, pere de Rodrigue, avoit reçu un foufflet du pere de Chinene.

De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entre

tienne,

Ma générofité doit répondre à la tienne :
Tu t'es, en m'offenfant, montré digne de moi;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.

RODRIGUE..

Ne differe donc plus ce que l'honneur t'ordonne;
Il demande ma tête, & je te l'abandonne....
Je mourrai trop heureux, mourant d'un coup

beau.

CHIMENE.

cartie

fi

Va, je fuis ta patrie, & non pas ton bourreau.
Si tu m'offres ta tête, eft-ce à moi de la prendre?
Je la dois attaquer, mais tu la dois défendre.
C'eft d'un autre que toi qu'il me faut l'obtenir,
Et je dois te poursuivre & non pas te punir.

RODRIGU E.

Rigoureux point d'honneur ! hélas ! quoi que je faffe,

Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grace?
Au nom d'un pere mort & de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
A mourir par ta main, qu'à vivre avec ta haine.

CHIMENE.

Va, je ne te hais point.

« PreviousContinue »