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VI

CHAPITRE

Du fublime des pensées & des fentimens.

E fublime dont il s'agit, n'eft autre chofe que le vrai & le nouveau réunis dans une grande idée, & exprimés avec élégance & précifion: il fe peut trouver dans une feule penfée, dans une feule figure, dans un feul tour de paroles qui préfente quelque trait vif & frappant; comme dans ce récit de Moïse, Dieu dit: Que la lumiere foit faite, & la lumiere fut faite (a).

D'où naît ici le fublime? C'eft fans doute de ce fang-froid, de cette fimplicité avec laquelle Moïfe parle du plus beau moment du monde, du moment de la création. C'étoit fans doute fur ce ton que Moïfe en devoit parler. Accoutumé aux merveilles de Dieu, fait de longue main aux traits de fa puissance, ce beau moment étoit pour lui une chofe toute unie, toute fimple; auffi ne voyez-vous aucune marque d'étonnement dans fa narration: c'est-là précisément ce qui produit le nôtre, & ce qui nous jette dans l'admiration. C'eft l'effet que l'on doit trouver dans tous les traits du fublime, fans quoi il ne mériteroit pas le beau nom qu'on lui a donné. Il en eft

(a) Gen. 31.

de même de ces paroles que Dieu a dites à Job: Où étiez-vous, lorsque j'établissois la terre fur fes fondemens, lorfque les afires du matin me louoient d'un commun accord (a)? ou dans cette parole d'Ajax : Grand Dieu, rends nous le jour & combats contre nous. En un mot, le fublimè dans le genre dont nous parlons, n'eft autre chofe que l'expreffion courte & vive de tout ce qu'il y a dans une ame de plus grand & de plus fuperbe ; il doit marquer la hauteur & l'élévation du caractere de celui qui parle, & produire en nous une certaine admiration mêlée d'étonnement & de furprife: car il faut remarquer que l'étonnement est un fentiment qui eft d'un grand prix pour nous. Au milieu de notre baffeffe, nous nourriffons tous un fentiment de grandeur & de bouffiffure. Tout ce qui excede nos forces, tout ce qui paffe notre pouvoir, réveille notre admiration: or une maniere de peindre vivement un fentiment en peu de paroles, produit en nous cet effet, & c'eft ce que nous appelons le vrai fublime. Il est aifé d'en fentir la raison, si l'on fait attention qu'il n'y a rien de fi rapide que le mouvement avec lequel nos idées fe préfentent; les expreffions, quelque énergiques qu'elles puiffent être, les affoibliffent, & ne les rendent jamais à notre gré mais quand par bonheur un mot ou deux mots

(a) Job, chap. 38.

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peignent vivement un fentiment, nous fommes ravis, parce qu'alors le fentiment a été peint avec la même vîteffe qu'il a été exprimé, qu'il en eft plus vif de ce qu'il eft ref ferré; & comme toute fa chaleur est réunie, il la conferve toute entiere.

Dans la Paftorale d'Acis & de Galatée (a), Polipheme voyant qu'Acis fon rival avoit pris la fuite avec Galatée, & ne fachant ce qu'ils étoient devenus, exhale fa fureur jaloufe en ces termes :

Quel chemin ont-ils pris, ces amans trop heu

reux ?

Sans doute Jupiter s'intéresse pour eux.

* Qu'il fe montre, ce Dieu que l'univers révere, C'est un objet digne de ma colere.

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* Je l'attends. Mais il craint de paroître à mes

yeux,

* Et croit braver ma rage, enfermé dans fes Cieux.

J'y monterai malgré l'effort de fon tonnerre, J'entafferai ces monts pour aller jufqu'à lui; Et ferai plus trembler tout l'Olympe aujour

d'hui

Que ne firent jadis les enfans de la terre.

Ceux qui connoissent le vrai fublime, en

(a) Paftorale héroïque, dont les paroles font de M. Cam. piftron, & la mufique de M. de Lully.

trouveront une belle image dans ces paroles de Polipheme, par lefquelles il brave la puiffance du plus grand des Dieux. On a indiqué ces vers par une étoile, quoique les autres ne les déparent pas.

Il s'enfuit de ces réflexions, que le fublime tient plus de la nature que de l'art, parce qu'il vient de l'élévation des fentimens, & qu'il fe concilie fouvent avec l'expreffion la plus fimple: mais comme toutes les forces du fentiment exprimé font ramaffées en peu de paroles, de-là vient que le fublime va fouvent jufqu'au raviffement, & qu'il nous jette dans des tranfports de joie produits par cette haute idée que nous avons du grand & du beau, ou qu'il nous caufe une trifteffe majestueufe. Ces paroles de Monime (dans la tragédie de Mithridate, de Racine) Seigneur, vous changez de vifage! ne font rien par elles-mêmes: mais le moment où ces paroles fi fimples font prononcées, fait frémir: c'eft qu'elles tirent leur force de la feule maniere dont elles font amenées. Il en eft de même de ces trois mots: Zaïre, vous pleurez ! dans la tragédie de ce nom, qui attendriffent fi fubitement le lecteur ou le fpectateur. Tels font enfin tous les grands fentimens qui nous frappent dans une tragédie c'eft l'apanage du fublime. Nous allons en donner quelques exemples.

Médée furieuse contre Jason son époux,

dont elle fe voyoit abandonnée pour Créufe, fait éclater fa douleur devant Nérine fa confidente, qui lui parle ainsi :

Que fert ce grand courage où l'on eft fans pou

voir ?

MÉ DÉ E.

Il trouve toujours lieu de fe faire valoir.

NÉRINE.

Forcez l'aveuglement dont vous êtes féduite, Pour voir en quel état le fort vous a réduite: Votre pays vous hait, votre époux eft faus foi, Dans un fi grand revers que vous refte-t-il ?

MÉDÉE.

Moi

Moi, dis-je, & c'eft affez (a).

Médée, de Corneille.

Le fublime de ce mot moi confifte en ce qu'il annonce un courage invincible & une fermeté inébranlable.

Elle emploie ailleurs la même penfée, mais elle est tournée différemment. C'eft dans une fcene de la Toifon-d'Or, où Médée parle avec hauteur à Hypfiphile, Reine de Lemnos, qui aimoit Jafon, & qui en étoit aimée.

(4) Corneille a renchéri fur la penfée de Séneque qui met dans la bouche de Médée ces paroles: Medea fupereft.

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