Ode à la Fortune.
Fortune, dont la main couronne Les forfaits les plus inouis, Du faux éclat qui t'environne Serons-nous toujours éblouis? Jufques à quand, trompeuse idole, D'un culte honteux & frivole Honorerons-nous tes autels? Verra-t-on toujours tes caprices Confacrés par les facrifices Et par l'hommage des mortels?
Le peuple, dans ton moindre ouvrage Adorant la prospérité,
Te nomme grandeur de courage, Valeur, prudence, fermeté : Du titre de vertu fuprême Il dépouille la vertu même Pour le vice que tu chéris; Et toujours fes fauffes maximes Erigent en héros fublimes Tes plus coupables favoris.
Mais de quelque fuperbe titre Dont fes héros foient revêtus, Prenons la rai on pour arbitre, Et cherchons en eux les vertus: Je n'y trouve qu'extravagance,
Foibleffe, injustice, arrogance, Trahifons, fureurs, cruautés : Etrange vertu qui fe forme Souvent de l'affemblage énorme Des vices les plus déteftés! xx
Apprends que la feule fageffe Peut faire les héros parfaits; Qu'elle voit toute la baffeffe De ceux que ta faveur a faits; Qu'elle n'adopte point la gloire Qui naît d'une injufte victoire. Que le fort remporte pour eux; Et que devant les yeux ftoïques Leurs vertus les plus héroïques Ne font que des crimes heureux.
Quoi ! Rome & l'Italie en cendre Me feront honorer Sylla? J'admirerai dans Alexandre Ce que j'abhorre en Attila? J'appelerai vertu guerriere Une vaillance meurtriere, Qui dans mon fang trempe fes mains; Et je pourrai forcer ma bouche
A louer un héros farouche
Né pour le malheur des humains?
Quels traits me préfentent vos faftes, Impitoyables conquérans ?
Des vœux outrés, des projets vaftes, Des Rois vaincus par des tyrans Des murs que la flamme ravage, Des vainqueurs fumans de carnage, Un peuple aux fers abandonné, Des meres pâles & fanglantes Arrachant leurs filles tremblantes Des bras d'un foldat effréné.
Juges infenfés que nous fommes, Nous admirons de tels exploits! Eft-ce donc le malheur des hommes Qui fait la vertu des grands Rois ? Leur gloire féconde en ruines, Sans le meurtre & fans les rapines, Ne fauroit-elle fubfifter?
Images des dieux fur la terre, Eft-ce par des coups
Que leur grandeur doit éclater?
Mais je veux que dans les alarmes Réfide le folide honneur:
Quel vainqueur ne doit qu'à fes armes Ses triomphes & fon bonheur?
Tel qu'on nous vante dans l'Histoire, Doit peut-être toute fa gloire. A la honte de fon rival. L'inexpérience indocile
Quel est donc le héros folide Dont la gloire ne foit qu'à lui? C'est un Roi que l'équité guide, Et dont les vertus font l'appui; Qui, prenant Titus pour modele, Du bonheur d'un peuple fidele, Fait le plus cher de fes fouhaits; Qui fuit la baffe flatterie, Et qui, pere de la patrie, Compte fes jours par fes bienfaits.
Vous chez qui la guerriere audace Tient lieu de toutes les vertus, Concevez Socrate à la place Du fier meurtrier de Clytus; Vous verrez un Roi respectable, Humain, généreux, équitable, Un Roi digne de vos autels: Mais à la place de Socrate, Le fameux vainqueur de l'Euphrate Sera le dernier des mortels.
Héros cruels & fanguinaires, Ceffez de vous en rgueillir De ces lauriers imaginaires Que Bellone vous fit cueillir.
En vain le deftru&teur rapide De Marc-Antoine & de Lépide Rempliffoit l'univers d'horreurs : Il n'eût point eu le nom d'Augufte Sans cet empire heureux & jufte Qui fit oublier fes fureurs.
Montrez-nous, guerriers magnanimes, Votre vertu dans tout fon jour; Voyons comment vos cœurs fublimes Du fort foutiendront le retour. Tant que fa faveur vous feconde Vous êtes les maîtres du monde; Votre gloire vous éblouit: Mais au moindre revers funefte, Le mafque tombe, l'homme reste Et le héros s'évanouit.
L'effort d'une vertu commune Suffit pour faire un conquérant; Celui qui dompte la fortune Mérite feul le nom de grand: Il perd fa volage affiftance Sans rien perdre de la conftance Dont il vit fes honneurs accrus, Et fa grande ame ne s'altere Ni des triomphes de Tibere, Ni des difgraces de Varus.
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