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seignements les plus indispensables sur la première jeunesse du poète.

PREMIÈRE PÉRIODE (1622-1662). Jean-Baptiste Molière, né en janvier 1622, était le fils aîné de Marie de Cressé et de Jean Poquelin, qui, en 1631, succéda à son propre frère, Nicolas Poquelin, dans la charge de tapissier valet de chambre du roi1. Il n'avait que dix ans quand il perdit sa mère (1632), et, son père s'étant remarié l'année suivante, toute la famille alla demeurer alors sous les piliers de la Tonnellerie. Enfin un peu plus tard, il entra au collège des Jésuites (collège de Clermont, nommé plus tard collège Louis-le-Grand), où selon Grimarest, son premier biographe2, il acheva ses études en cinq années. « Le succès de ses études fut tel qu'on pouvait l'attendre d'un génie aussi heureux que le sien. S'il fut bon humaniste, il devint encore plus grand philosophe3. L'inclination qu'il avait pour la poésie le fit s'appliquer à lire les poètes avec un soin tout particulier : il les possédait parfaitement, et surtout Térence; il l'avait choisi comme le plus excellent modèle qu'il eût à se proposer, et jamais personne ne l'imita si bien qu'il a fait... Au sortir des écoles de droit, il choisit la profession de comédien, par l'invincible penchant qu'il se sentait pour la comédie. Toute son étude et son application ne furent que pour le théâtre 5. »

Si nous ajoutons qu'en 1637 Molière obtint près du roi la survivance de l'emploi paternel, nous aurons rapporté les faits les plus constants de la première jeunesse du poète.

Est-ce à son grand-père maternel qu'il dut les premiers germes de la passion qui l'entraîna vers le théâtre? Faut-il ajouter foi à l'anecdote si souvent racontée à ce sujet ? Tous

1. Molière fut baptisé à Saint-Eustache, le 15 janvier 1622: on a supposé, mais rien ne justifie cette hypothèse, qu'il était né la veille. Son père n'habitait point alors sous les piliers des Halles, comme on l'a cru longtemps, mais à l'angle des rues Saint-Honoré et des Vieilles-Etuves.

2. La Vie de M. de Molière, par J. L. LE GALLOIS, sieur de GRIMAREST. Paris, 1705. Cet ouvrage, souvent réimprimé, contient de graves erreurs et mérite peu de confiance.

3. C'est au sortir du collège de Clermont qu'il suivit les leçons du philosophe Gassendi, avec Chapelle, Bernier et Cyrano de Bergerac.

4. Grimarest affirme aussi que Molière fit son droit et fut reçu avocat. En ce cas, le poète n'eut qu'à faire appel à ses souvenirs pour tracer, dans les Fourberies de Scapin (acte II, sc. v), tous les détours de la justice, les degrés de juridiction, les procédures embarrassantes, etc.

5. Préface de l'édition de 1682, attribuée à La Grange et Vinot, tous deux amis de Molière.

6. « Molière avait un grand-père, qui l'aimait éperdûment; et comme ce bonhomme avait de la passion pour la comédie, il y menait souvent le petit Pocquelin, à l'hôtel de Bourgogne. Le père, qui appréhendait que ce plaisir ne dissipât son fils et ne lui ôtât toute l'attention qu'il devait à son métier, demanda un jour à ce bonhomme pourquoi il menait si souvent son petit-fils au spectacle? « Avez-vous, lui dit-il avec un peu d'indignation onvie d'en faire un comédien ? » « Plût à Dieu, lui répondit le grand

ces détails de curiosité nous semblent d'un intérêt tres secondaire. Saint-Simon nous parle, au début de ses Mémoires, du goût qui était comme né avec lui pour la lecture et pour l'histoire: il est probable que si Molière eût écrit, sinon des Mémoires comme Saint-Simon, du moins des Confidences intimes à la façon des illustres de notre temps, il nous eût révélé de même le goût vif et inné que dans son âme d'enfant il sentait déjà pour le théâtre, en sorte que le bonhomme Louis de Cressé ne fit sans doute, en grand-père indulgent et tendre, que se prêter aux inclinations de son petit-fils. Car, dès que celui-ci eut atteint l'âge de vingt et un ans et fut maître de ses actions, il entra dans la troupe dite de l'Illustre-Théâtre1, qui, selon les recherches de M. Vitu, donnait ses représentations au Jeu de Paume dit des Métayers, rue Mazarine, et dont il ne tarda pas à devenir le chef : « la vocation l'emporte et le démon fait rage en lui pour ne plus cesser2. »

C'est vers ce temps (1644) qu'il prit le nom de Molière, et dut faire un séjour désagréable dans la prison du Grand-Châtelet où l'avaient fait loger, comme gérant responsable et principal débiteur, les créanciers de l'Illustre-Théâtre (1645). Ses camarades se hâtèrent de le délivrer, la troupe se reforma, ct, l'année suivante, on partit pour la province, menant joyeusement cette vie d'aventures et d'imprévu, dont Scarron nous a tracé les fortunes diverses dans le Roman comique. On a souvent répété, et non sans vraisemblance, que ce séjour de douze années en province, ce rude apprentissage était un excellent noviciat pour celui qui se proposait d'étudier les vices et les ridicules des hommes. Mais n'était-il pas à craindre qu'il en fût autrement et que dans cette vie errante, tourmentée, aventureuse, et, pour dire le mot, de cabotinage, Molière ne laissât, illusions, sa droiture d'esprit, sa franchise de caractère, sa noblesse de cœur, c'est-à-dire le meilleur de son génie? « Tout est sain aux sains », disait Mme de Sévigné mais il fallait, en vérité, une santé d'âme bien vigoureuse, bien résistante, pour oser braver de telles épreuves3.

avec ses

Quoi qu'il en soit, Molière visita pendant ces douze années

père qu'il fût aussi bon comédien que Bellerose » (c'était un fameux acteur de ce temps-là). Cette réponse frappa le jeune homme, et, sans pourtant qu'il eût d'inclination déterminée, elle lui fit naître du dégoût pour la profession de tapissier. » (GRIMAREST, Vie de Molière.)

1. La troupe de l'Illustre-Théatre était composée de jeunes gens de familles bourgeoises qui jouaient la comédie bien plutôt par amour de l'art, comme on dit aujourd'hui, que par l'appât du gain: les deux frères Béjart, leur sœur Madeleine, Du Parc et sa femme, De Brie et sa femme, le pâtissier Ragueneau, raillé par D'Assouci, en faisaient partie.

2. SAINTE-BEUVE, Nouveaux lundis, t. V, p. 270 (3o édition).

3. N'est-il pas permis de supposer du moins que dans ces courses fatigantes, dans cette vie fiévreuse et pleine de hasards, Molière a surmené sa robuste santé et altéré à tout jamais cette « très bonne constitution », dont La Grange a parlé dans sa Notice?

le centre et le sud de la France: Bordeaux, où il fit représenter sans succès une Thébaïde de sa façon; Nantes, où, diton, il se trouva en concurrence avec un Vénitien, montreur de marionnettes; Toulouse où il reçut bon accueil; Lyon, qui lui fut favorable à ses divers voyages et eut la bonne fortune de voir les premières représentations de l'Etourdi (1655)1; Béziers, où pour honorer les Etats du Languedoc, présidés par le prince de Conti, il joua pour la première fois le Dépit amoureux (1656); Narbonne, Pézenas, Avignon, Grenoble 2, etc. Enfin, à la prière de sa troupe il vint s'établir à Rouen, en 1658, et de là, s'étant ménagé quelques protections à la cour, entre autres celle de Monsieur3, qui le présenta au Roi et à la Reinemère, il revint à Paris, où devant leurs Majestés il joua le Nicomède de Corneille (24 octobre 1658).

« Ces nouveaux acteurs ne déplurent point, nous dit La Grange, et on fut surtout fort satisfait de l'agrément et du jeu des femmes. Les fameux comédiens qui faisaient alors si bien valoir l'Hôtel de Bourgogne étaient présents à cette représentation. La pièce étant achevée, M. de Molière vint sur le théâtre: et après avoir remercié Sa Majesté, en des termes très modestes, de la bonté qu'elle avait eue d'excuser ses défauts et ceux de sa troupe, qui n'avait paru qu'en tremblant devant une assemblée si auguste, il lui dit que l'envie qu'ils avaient eue d'avoir l'honneur de divertir le plus grand roi du monde, leur avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d'excellents originaux, dont ils n'étaient que de très faibles copies; mais que, puis qu'Elle avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il la suppliait très humblement d'avoir agréable qu'il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation, et dont il régalait les provinces. Ce

1. C'est la date donnée par le registre de La Grange. Un passage peu clair et mal interprété de la préface de 1682 a fait attribuer jusqu'ici à cette pièce la date de 1653: mais M. Eugène Despois a relevé cette erreur par une habile et intéressante discussion (Euvres de Molière, édition des Grands écrivains, t. Ior, p. 79 et suivantes.)

2. Nous ne donnons pas, dans cette rapide énumération, l'itinéraire d'ailleurs difficile à fixer de la troupe de Molière. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est sa présence à Bordeaux en 1647, à Nantes en 1648, à Narbonne en 1650, à Lyon en 1653, 1655 et 1657, à Montpellier en 1654, et à Béziers en 1656.

3. Philippe Ier d'Orléans, chef de la deuxième maison d'Orléans-Bourbon, deuxième fils de Louis XIII et d'Anne d'Autriche, frère unique de Louis XIV. il portait à cette époque le titre de duc d'Anjou, et avait dix-huit ans.

4. « Cette modestie exagérée, dont les rivaux de Molière tireront un si bon parti, ne lui en était pas moins nécessaire au début pour conquérir une petite place auprès des deux théâtres privilégiés, gardiens jaloux de leur monopole, et qui ne souffraient guère la concurrence. »> (Eugène DESPOIS, Le théatre français sous Louis XIV, Paris, 1874.)

5. On connait le mot de Mmo de Sévigné : « Je fus à la comédie. Ce fut Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes. C'est assez pour une troupe de campagne. »

compliment, dont on ne rapporte que la substance, fut si agréablement tourné, et si favorablement reçu, que toute la cour y applaudit, et encore plus à la comédie, qui fut celle du Docteur amoureux 1. »

C'est alors que Louis XIV donna à la troupe de Molière, avec le titre de Troupe de Monsieur, la salle du Petit-Bourbon, pour y jouer alternativement avec les Italiens. En octobre 1660, cette salle ayant été démolie 2, Molière s'adressa directement au Roi pour obtenir la salle du Palais-Royal, où les représentations interrompues furent reprises le 20 janvier 1661.

Ainsi, dès les débuts de Molière, la protection de Louis XIV, pour celui qui fut plus que tout autre son poète, s'affirme par des actes. C'est un mérite qu'aujourd'hui l'on refuse volontiers au grand roi : l'histoire des représentations de Tartuffe suffit cependant à montrer combien cette protection fut efficace et nécessaire3. N'acceptons qu'avec réserve les anecdotes douteuses et légendaires'; mais gardons-nous de nier ou de rcstreindre les bons effets d'une protection si hautement manifestée par le roi, si dignement reconnue par le poète : ce n'est pas seulement affaire de justice, mais question de bon goût 5. Il est probable que, pendaut ses courses en province, Molière n'avait guère eu le temps de se reconnaître. Arrivé à Paris, à l'àge de trente-six ans, il n'avait dans son bagage que quelques farces à l'italienne et deux comédies en cinq actes, l'Etourdi

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1. Préface de l'édition de 1682. Le récit de Grimarest diffère quelque peu de celui que nous rapportons d'après cet auteur, la pièce jouée en cette circonstance serait Les trois docteurs rivaux.

2. Cette démolition fut faite par le zèle intempestif d'un sieur Ratabon, qui avait la surintendance des bâtiments royaux. La colonnade du Louvre s'éleva plus tard sur l'emplacement du Petit-Bourbon: mais ce n'est qu'en octobre 1665 que fut posée la première pierre de cette façade. — (Voir lo Théâtre sous Louis XIV, par Eugène DESPOIS, p. 27-33.)

3. « Il a fallu à Molière bien de la hardiesse pour écrire sa pièce, il a fallu aussi au roi un certain courage pour se décider enfin à la faire jouer. Dans cette occasion, sa protection à l'égard de Molière était quelque chose de mieux qu'une preuve de goût.» (Eugène DESPOIS, Théatre sous Louis XIV, p. 302.)

4. Voir dans l'ouvrage cité précédemment le chapitre intitulé: La légende de l'en-cas de nuit.

5. « C'est à l'égard de Molière, dit M. Eugène Despois, que la protection du roi a été véritablement spontanée et méritoire: car il a su devancer sur ce point l'opinion de la plupart de ses contemporains. »

« Le mérite incontestable du roi, dit encore le même auteur, est d'avoir entrevu ce que valait Molière, à une date où, obscur encore, il trouvait partout des rivalités, des compétitions de la part des comédiens rivaux comme des écrivains intéressés à déprécier son génie. (Op. Cit., p. 300301.)

6. On connaît, d'après le registre de La Grange, les titres de quelquesunes de ces farces : le Docteur amoureux dont Boileau, dit-on, regrettait fort la perte (Bolæana); Gros-René écolier; Gorgibus dans le sac qui sans doute forma plus tard le troisième acte des Fourberies de Scapin; le Fagoteux, premier canevas du Médecin malgré lui; la Jalousie du Barbouillé et le Médecin volant, qui furent imprimées pour la première fois en 1819,

et le Dépit amoureux. Ces deux pièces n'étaient elles-mêmes qu'une imitation des imbroglios italiens; mais elles étaient écrites avec une ampleur de style et une richesse de verve dont personne autre à cette époque n'eût été capable.

Avec la date de 1658 commence pour Molière, et l'on pourrait même dire pour la comédie française, une ère nouvelle, celle des œuvres franchement originales. L'imitation ne sera plus un but, mais un moyen nous n'irons plus en Espagne, en Italie, ou même chez les anciens que pour reprendre notre bien, emprunter des canevas dramatiques, nous approprier quelques procédés scéniques, ajuster à nos mœurs quelques détails accessoires. C'est dans la société de son temps, c'est dans le fond éternel de la nature humaine que Molière cherchera ses types; c'est aussi parmi ses contemporains qu'à son exemple chacun de ses successeurs se piquera d'étudier ses modèles.

D'un coup d'œil rapide et sûr, Molière vit immédiatement le principal travers de la cour et de la ville: c'était la manie du bel-esprit, la fureur du romanesque. La langue se gâtait entre les mains des précieuses, qui, sous prétexte d'urbanité, lui faisaient perdre toute vigueur, tout relief, toute franchise et toute naïveté. Quelques critiques littéraires ont, de nos jours, singulièrement exagéré les services rendus à la langue française par la société de l'hôtel de Rambouillet 1. Que dans sa première période cette influence ait communiqué au langage une certaine fleur de politesse et même des habitudes de régularité inconnues au seizième siècle et au règne d'Henri IV, c'est un fait que l'on ne saurait nier; mais il est non moins incontestable que dans les réunions de la chambre bleue on ne tarda pas à se livrer à une véritable débauche de petits vers, de sonnets fades, de madrigaux écœurants, de raffinements

mais ne furent jointes aux publications des œuvres complètes qu'à partir de 1845 (3° édit. du Molière d'Aimé Martin).

1. Par exemple, MM. Ræderer et Victor Cousin, qui se sont fort attachés à démontrer que Molière n'a jamais songé à s'en prendre aux véritables précieuses. C'était dépenser beaucoup d'esprit pour relever une cause jugée et perdue depuis Molière et Boileau. Sainte-Beuve a mieux apprécié ce grand fait littéraire dans les lignes suivantes, que nous empruntons à son Histoire de Port-Royal (liv. VI, ch. vII):

«Si les puristes comme Vaugelas et les précieuses formées autour de l'hôtel de Rambouillet avaient été utiles, cette utilité dès longtemps avait eu son effet, et l'excès seul se faisait désormais sentir. Molière, le premier, voyant que les prétentions de tous ces grammairiens et instituteurs du beau langage se prolongeaient outre mesure et quand le résultat était déjà plus qu'obtenu, s'impatienta et tira sur eux à poudre et à sel. Il mit en déroute l'arrière-garde des précieux et des précieuses, et nettoya le terrain. Dans toute sa carrière, des Précieuses ridicules aux Femmes savantes, il ne cessa de les harceler, de les poursuivre comme un fléau. Encore une fois, l'utile de ce côté était conquis et gagné, il ne restait que le traînant et le faux; il Y donna le coup de balai par la main de ses servantes, de ses Martines, en même temps qu'il faisait parler la raison par la bouche de ses Henriettes,

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