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NOTICE

SUR « LE TARTUFFE »

ÉTUDE HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE

I. — Historique de « Tartuffe ».

Ce fut le lundi, 12 mai 1664, pendant les fêtes de Versailles, que Tartuffe fut représenté pour la première fois devant le roi et sa cour. « Le soir, Sa Majesté fit jouer une comédie nommée Tartuffe, que le sieur de Molière avait faite contre les hypocrites; mais quoiqu'elle eût été trouvée fort divertissante, le roi connut tant de conformité entre ceux qu'une véritable dévotion met dans le chemin du ciel, et ceux qu'une vaine ostentation de bonnes mœurs n'empêche pas d'en commettre de mauvaises, que son extrême délicatesse pour les choses de la religion, ne put souffrir cette ressemblance du vice avec la vertu, qui pouvait être prise l'une pour l'autre ; et, quoiqu'on ne doutât point des bonnes intentions de l'Auteur, il la défendit pourtant en public, et se priva lui-même de ce plaisir, pour n'en pas laisser abuser à d'autres, moins capables d'en faire un juste discernement1. »

Voilà tout ce que nous savons de cette mémorable représentation; les contemporains n'en ont point parlé, et nous n'avons d'autre témoignage que les lignes précédentes, rédi gées peut-être sous l'inspiration de Molière lui-même.

Cependant la notice, que nous reproduisons plus loin, et que donna La Grange, pour l'édition de 1682, nous apprend qu'à cette première représentation, trois actes seulement du Tartuffe furent joués devant le roi; et les termes mêmes dont se sert La Grange permettent d'affirmer qu'à cette époque le dénouement de la pièce n'était pas encore écrit.

1. OEUVRES DE MOLIÈRE, Les plaisirs de l'ile enchantée.
2. Dans sa Gazette rimée, Loret dit cependant que la pièce est
de grand mérite

Et très fort au gré de la cour.

Mais ce renseignement est trop vague pour arrêter notre attention.

Quoi qu'il en soit, la comédie, au témoignage de Brosselte, qui sans doute avait appris ce détail de son ami Despréaux, « plut à sa Majesté, qui en parla trop avantageusement pour ne pas irriter la jalousie des ennemis de Molière, et surtout la cabale des dévots1. » Ce ne furent cependant pas les hypocrites seuls qui se déclarèrent contre Tartuffe, au premier bruit de son apparition, mais de graves personnages, qui sans doute craignirent, comme avait fait le roi tout d'abord, que le public, en voyant cette comédie, ne fût porté à confondre la véritable et la fausse dévotion. L'archevêque Hardouin de Péréfixe, qui avait été précepteur de Louis XIV, se chargea de parler au roi contre le Tartuffe, et la reine-mère Anne d'Autriche, le soutint de son autorité; les plaintes augmentèrent bientôt, les censeurs devinrent plus nombreux et plus hardis 2, en sorte que le roi, n'osant résister à de si puissantes influences, « dit à Molière qu'il ne fallait pas irriter les dévots, qui étaient gens implacables, et qu'ainsi il ne devait pas jouer son Tartuffe en public 3. »

Mais, après les fêtes de Versailles, Louis XIV s'était rendu à Fontainebleau; et Molière, qui l'avait suivi dans son nouveau séjour, se trouvait bien placé pour tenir tête à ses adversaires. Le neveu du pape Alexandre VII, Mgr de Chigi, étant veuu porter au roi les excuses de l'insulte faite au duc de Créqui, notre ambassadeur à Rome, Molière, qui connaissait toute la licence des théâtres italiens, espéra trouver chez le cardinal-légat et les prélats romains l'indulgence, la tolérance que lui refusait le clergé français, et sollicita l'honneur de leur lire sa pièce. Il faut croire que le cardinal et sa suite ne furent point à cette lecture blessés dans leurs scrupules religieux, puisque le poète, dans son premier placet au roi, a osé se prévaloir de leur approbation. Mais le clergé français ne désarma point, et Louis XIV reçut bientôt le fameux pamphlet du curé de Saint-Barthélemy, Pierre Roullé, dans lequel étaient attaqués Turenne et Molière : l'un, comme n'étant point « de la religion véritable et catholique »; l'autre, comme « le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés. » Ces violences maladroites furent mal accueillies de Louis XIV, et Le Roy glorieux au monde (c'était le titre du livre) fut sévèrement blâmé, peut-être même supprimé.

Ainsi, malgré l'approbation des prélats romains, le roi n'avait point accordé l'autorisation de jouer Tartuffe; mais, en revanche, malgré les protestations du clergé parisien, il

1. Dévots. Ce mot, au dix-septième siècle, a souvent été pris en mauvaise part, pour désigner une dévotion affectée et hypocrite.

2. «Maint censeur daube nuit et jour », dit Loret dans sa Gazette. 3. BROSSETTE.

4. Voir le Premier placet au Roi, écrit en réponse à ce pamphlet

n'avait point ordonné la suppression de cette comédie. Somme toute, il était évident que Louis XIV était bien disposé pour Molière et attendait que l'orage se fût apaisé pour permettre à l'œuvre du poète de se produire sur la scène. Fort de ces dispositions favorables du maître, Molière allait lire son chefd'œuvre dans des maisons amies ou des réunions de lettrés. Bientôt même, la défense générale admit ou toléra des exceptions les trois premiers actes de Tartuffe furent représentés pour la seconde fois à Villers-Coterets, chez Madame, le 25 septembre 1664, et cette même comédie fut enfin jouée, « parfaile, entière et achevée en cinq actes 1 », le 29 novembre de la même année, au château du Raincy, devant le prince de Condé. Le 8 novembre de l'année suivante, une autre représentation fut encore donnée au même château, mais nous ne la citons que pour mémoire : la date vraiment importante est celle du 29 NOVEMBRE 1664, où la pièce est jouée pour la première fois dans son entier et parfait développement.

Cependant les applaudissements des princes ne changent rien à la situation. Les succès à huis clos ne consolent pas un auteur dramatique de l'interdit qui pèse sur son œuvre, et les louanges discrètes d'un auditoire d'élite ne valent pas pour lui les bravos sonores et francs du parterre. Quand donc le parterre serait-il appelé à juger de la valeur de cette comédie et à se prononcer dans ce débat? En attendant, Molière se contente de la seule liberté qui lui soit laissée, celle des lectures. Il en use largement. Tout le monde veut l'avoir pour l'entendre réciter sa pièce; un succès incontestable devance les représentations publiques; et tout bourgeois, qui veut attirer dans sa maison quelque invité peu soucieux d'un tel honneur, connaît la puissance irrésistible de ces paroles magiques :

<< Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle. »>

Tartuffe était donc à la mode, si bien même que Molière fut appelé dans un salon janséniste pour en faire la lecture. C'est là une anecdote assez piquante, racontée avec quelque malice par Racine, dans sa Lettre aux deux apologistes de l'auteur des hérésies imaginaires : « C'était, leur dit-il, chez une personne qui en ce temps-là était fort de vos amies: elle avait eu beaucoup d'envie d'entendre lire le Tartuffe, et l'on ne s'opposa point à sa curiosité. On vous avait dit que les Jésuites étaient joués dans cette comédie: les Jésuites au contraire se flattaient qu'on en voulait aux Jansénistes. Mais il n'importe; la compagnie était assemblée, Molière allait commencer, lorsqu'on vit arriver un homme fort échauffé, qui dit tout bas à cette personne : « Quoi! Madame, vous enten

1. Voir plus loin la notice de La Grange.

dez une comédie, le jour que le mystère de l'iniquité s'accomplit, le jour qu'on nous enlève nos mères 1!» Cette raison parut convaincante, la compagnie fut congédiée, Molière s'en retourna fort étonné de l'empressement qu'on avait eu pour le faire venir, et de celui qu'on avait pour le renvoyer. »>

Comme on le voit, cette curiosité indulgente des Jansénistes ne fut pas poussée bien loin, et Molière n'avait sans doute pas espéré trouver dans ce camp de zélés défenseurs. Toutefois Sainte-Beuve ne s'étonne pas que « chez la duchesse de Longueville, chez Mme de Guemenée ou Mme de Sablé, la lecture du Tartuffe ait été un moment tolérée par les Jansénistes d'après les Provinciales 2. »

Quoi qu'il en soit, le guerre n'en continuait pas moins pour empêcher Tartuffe d'arriver au théâtre, lorsque Molière, irrité de ces embarras croissants, voyant se former chaque jour contre lui, par de sourdes menées, des inimitiés qu'il n'avait pu songer à provoquer, fit représenter le Festin de Pierre (15 février 1665), où il démasquait le jeu de la cabale, prenait à partie ses ennemis cachés et les attaquait sans ménagement :

« L'hypocrisie, disait-il3, est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d'homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu'on puisse jouer aujourd'hui, et la profession d'hypocrite a de merveilleux avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours respectée; et quoiqu'on la découvre, on n'ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement; mais l'hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d'une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras; et ceux que l'on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j'en connaisse, qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont

1. Ce détail fixe la date même de cette lecture manquée, l'enlèvement des Mères de Port-Royal ayant eu lieu le 26 août 1664.

2. Port-Royal, III, xv. — « Je me demande involontairement, ajoute Sainte-Beuve, ce qu'aurait pensé Pascal (s'il n'était mort deux années auparavant), en lisant la pièce de Molière; car il l'aurait lue infailliblement, lui aussi, tout solitaire qu'il était. Le manuscrit serait allé le chercher, j'imagine, plutôt que de se passer d'un tel juge, d'un témoin si proche. Je me demande quelle comparaison, quel retour il aurait fait de là à ses propres petites Lettres. Aurait-il senti combien la portée de ses traits dépassait le Casuisme et atteignait par delà? »

3. Acte V, sc. II.

fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d'être les plus méchants hommes du monde? On a beau savoir leurs intrigues et les connaitre pour ce qu'ils sont, ils ne laissent pas pour cela d'être en crédit parmi les gens; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d'yeux rajustent dans le monde tout ce qu'ils peuvent faire 1. C'est sous cet abri favorable, etc... >>

L'apparition et le succès du Festin de Pierre n'étaient pas faits, comme on le pense facilement, pour apaiser la lutte : elle n'en devint que plus vive et plus ardente. Qu'était-ce en effet que ce don Juan, beau tireur d'épée, grand coureur de ruelles, séducteur infâme, railleur impertinent, athée sans scrupules, hypocrite sans vergogne, sinon un Tartuffe grand seigneur? Dans son effrayante perversité n'était-il pas encore plus dangereux que l'autre? Ne faisait-il pas de l'irréligion et de l'athéisme une scandaleuse fanfaronnade? Et dans sa dernière transformation, son hypocrisie n'était-elle pas aussi odieuse que celle de Tartuffe 2? En vain, d'un coup de foudre il était puni de tous ses crimes, on ne sut point gré à Molière de ce châtiment suprême : on le dénonça lui-même comme athée et libertin, comme un Tartuffe achevé et un véritable hypocrite. C'est ainsi qu'il fut qualifié en effet par un sieur de Rochemont 3 dans un opuscule ayant pour titre : Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre. Ce ne sont plus là les violences maladroites du curé de SaintBarthélemy; on reconnait une plume exercée, un écrivain sachant user habilement des précautions oratoires. Il commence par se poser en juge impartial; il espère, dit-il, « que Molière recevra ces observations d'autant plus volontiers, que la passion et l'intérêt n'y ont point de part: ce n'est pas un dessein formé de lui nuire, mais un désir de le servir; on

1. Il est à remarquer qu'au moment où don Juan s'apprête à jouer le personnage de Tartuffe, cet aveu de son dessein n'est point naturel, et qu'il ya dans le langage de ce libertin railleur un accent de colère tout à fait invraisemblable. C'est qu'en réalité ce n'est point don Juan qui parle ici et Sganarelle qui écoute, c'est Molière qui s'adresse directement à son public et le fait juge des manoeuvres de la cabale. Ce morceau fameux est donc une véritable parabase; le cas est assez rare dans notre théâtre pour mériter d'ètre signalé. Je n'en vois d'autre exemple (car la tirade de Cléante au 1er acte de Tartuffe est intimement liée au drame) que le monologue de Figaro, moins digne de remarque cependant, parce que, du premier acte au dernier, Beaumarchais n'a cessé d'ètre derrière son héros pour lui souffler ses reparties.

2. Voir la scène de l'acte V, où don Juan met en pratique la direction de l'intention, en refusant de rendre raison à don Carlos dont il a séduit et abandonné la sœur. Comparer avec la septième Provinciale.

3. On ne sait quel personnage se cachait sous ce pseudonyme, et nous trouvons inutile de rapporter les hypothèses diverses qui se sont produites à ce sujet. Mais cet auteur, quel qu'il soit, se sert d'une langue très nette et très ferme, sauf quelques traces de mauvais goût; sa phrase a de l'ampleur, sa dialectique est habile, et son ouvrage ne manquerait point d'éloquence, si les violences qu'il contient ne nuisaient à la cause qu'il prétend défendre.

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