Page images
PDF
EPUB

ORGON.

(Il court tout en larmes à la porte
par où il a chassé son fils.)

Coquin je me repens que ina main t'ait fait grâce,
Et ne t'ait pas d'abord assommé sur la place.
Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

TARTUFFE.

Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.
Je regarde céans quels grands troubles j'apporte,
Et crois qu'il est besoin, mon frère, que j'en sorte.

ORGON.

Comment? Vous moquez-vous?

TARTUFFE.

1150

On m'y hait, et je voi 1155 Qu'on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.

ORGON.

Qu'importe? Voyez-vous que mon cœur les écoute?

TARTUFFE.

On ne manquera pas de poursuivre, sans doute;
Et ces mêmes rapports, qu'ici vous rejetez,
Peut-être une autre fois seront-ils écoutés.

[blocks in formation]

1160

Non, non.

TARTUFFE.

Laissez-moi vite, en m'éloignant d'ici,

Leur ôter tout sujet de m'attaquer ainsi.

ORGON.

Non, vous demeurerez : il y va de ma vie.

TARTUFFE.

Hé bien! il faudra donc que je me mortifie.

1165

V. 1153. Quels grands troubles. Cet emploi de quel, modifiant un nom accompagné d'un adjectif, n'est pas commun. L'adjectif se trouve ainsi renforcé, et la phrase n'équivaut pas seulement à je regarde les grands troubles que j'apporte, mais encore à cette forme plus analytique : je regarde combien sont grands les troubles, etc.

V. 1157. Les écoute, écoute, accueille ces soupçons. Voir la note du vers 698.

V. 1162. Insinuation perfide, qui mettra Orgon en garde contre Elmire. V. 1165. Il y va de ma vie. Quelle tendresse! un amant ne montrerait pas plus d'ardeur, de crainte, de désespoir.

V. 1166. Hé bien! il faudra donc, etc. Muc de Sévigné, qui faisait volon

Pourtant, si vous voulez.....

ORGON.

Ah!

TARTUFFE.

Soit, n'en parlons plus.

Mais je sais comme il faut en user là-dessus.
L'honneur est délicat, et l'amitié m'engage
A prévenir les bruits et les sujets d'ombrage.
Je fuirai votre épouse, et vous ne me verrez...

ORGON.

1170

Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez.
Faire enrager le monde est ma plus grande joie,
Et je veux qu'à toute heure avec elle on vous voie.
Ce n'est pas tout encor pour les mieux braver tous, 1175
Je ne veux point avoir d'autre héritier que vous;
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,

Vous faire de mon bien donation entière.

Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M'est bien plus cher que fils, que femme, et que parents.
N'accepterez-vous pas ce que je vous propose?

TARTUFFE.

La volonté du Ciel soit faite en toute chose!

ORGON.

Le pauvre homme! Allons vite en dresser un écrit,
Et que puisse l'envie en crever de dépit!

[1180

tiers des emprunts à Molière, s'est servie plaisamment de ce trait : « Voilà cette pauvre Vibraye submergée dans les plaisirs; il faudra bien qu'elle se mortifie, comme notre ami Tartuffe.» (A Mmo de Grignan, 3 janvier 1680.) V. 1169. Honneur délicat, tendre, facile à blesser, ou peut-être encore, ombrageux, soupçonneux, aisément sur le qui-vive. Cette valeur de sens se rencontre assez fréquemment chez les auteurs du dix-septième siècle. Cf. « Tout ce qui blessait ou semblait blesser l'égalité que demande un Etat libre, devenait suspect à ce peuple délicat (au peuple romain). » (BosSUET, Hist. univ., III° Partie, ch. vi, p. 517 de l'édition P. Jacquinet.) Dans le II Sermon Sur la Passion, Bossuet appelle encore délicatesses d'honneur les misérables susceptibilités des hommes. Corneille enfin a dit dans le même sens :

[ocr errors][merged small]

V. 1184. Et que puisse. Le que répond à la formule latine quod utinam. Cf.: Que puissiez-vous avoir toutes choses prospères!

(Dépit am., III, 1.)

Salut, père étranger, et que puissent tes vœux
Trouver le ciel propice à tout ce que tu veux!

(A. CHENIER, Le Mendiant.)

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

CLÉANTE, TARTUFFE.

CLEANTE.

1190

Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez croire.
L'éclat que fait ce bruit n'est point à votre gloire; [1185
Et je vous ai trouvé, Monsieur, fort à propos,
Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
Je n'examine point à fond ce qu'on expose :
Je passe là-dessus, et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n'en ait pas bien usé,
Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé :
N'est-il pas d'un chrétien de pardonner l'offense,
Et d'éteindre en son cœur tout désir de vengeance?
Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,

1195

Que du logis d'un père un fils soit exilé?

Je vous le dis encore, et parle avec franchise;

Il n'est petit ni grand, qui ne s'en scandalise :

Et si vous m'en croyez, vous pacifierez tout,
Et ne pousserez point les affaires à bout.

1200

Sacrifiez à Dieu toute votre colère,

Et remettez le fils en grâce avec le père.

V. 1186. Eclat, retentissement, scandale, soulèvement éclatant de l'opinion. Cf. :

C'est trop vous assurer sur l'éclat d'un faux bruit.

(CORNEILLE, Edipe, IV, v.)

Dût se rompre la trêve, et dût la jalousie
Jusqu'au dernier éclat pousser sa frénésie.

(LE MÊME, Sertorius, IV, 1.)

V. 1193. N'est-il pas d'un chrétien? N'est-ce pas le fait, le devoir d'un chrétien? Cf.:

Le Scythe alors lui demanda

Pourquoi cette ruine : était-il d'homme sage

De mutiler ainsi ces pauvres habitants?

(LA FONTAINE, Fables, x11, 20.)

TARTUFFE.

Hélas! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur;
Je ne garde pour lui, Monsieur, aucune aigreur;
Je lui pardonne tout, de rien je ne le blâme,
Et voudrais le servir du meilleur de mon âme :
Mais l'intérêt du Ciel n'y saurait consentir;
Et s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir.
Après son action qui n'eut jamais d'égale,
Le commerce entre nous porterait du scandale :
Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croirait!
A pure politique on me l'imputerait;

Et l'on dirait partout que, me sentant coupable,
Je feins pour qui m'accuse un zèle charitable;
Que mon cœur l'appréhende, et veut le ménager
Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.

CLEANTE.

Vous nous payez ici d'excuses colorées,
Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du Ciel pourquoi vous chargez-vous?
Pour punir le coupable a-t-il besoin de nous ?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances;
Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses;
Et ne regardez point aux jugements humains,
Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains.
Quoi! le faible intérêt de ce qu'on pourra croire

1205

1210

1215

1220

1225

V. 1211. Porterait du scandale. Ici porter n'a point le sens d'apporter, mais d'avoir au moral (avec toute la force de sens du latin habere ou ferre), comme dans les exemples suivants :

Accepter de l'argent porte en soi quelque honte.

(CORNEILLE, Suite du Menteur, I, 11.)
Aussi, qui l'ose aimer porte une âme trop hante
Pour souffrir seulement le soupçon d'une faute.

(Id., Pompée, II, 1.)

V. 1212. Politique, artifices dont on se sert pour arriver à ses fins; ménagements, complaisances. Cf.:

« Cette malheureuse politique qui nous fait avoir pour les grands une complaisance si aveugle.» (BOURDALOUE, Myst. Pass. de J.-C.)

V. 1217. Excuses colorées, raisons spécieuses faites pour induire en erreur. Corneille emploie dans le mème sens le mot couleurs :

« La représentation de cette tragédie n'a pas eu grand éclat, et sans chercher des couleurs à la justifier, je veux bien ne m'en prendre qu'à ses défauts.» (Examen de Théodore.)

V. 1218. Tirées, forcées, péniblement produites; on dit aussi : « tirées par les cheveux. » Cf.:

« Il y a (dans l'Ancien Testament) des figures qui ont pu tromper les Juifs, et qui semblent un peu tirées par les cheveux. (PASCAL, Pensées, art. xvi, 1, édit. Havet.)

D'une bonne action empèchera la gloire?
Non, non; faisons toujours ce que le Ciel prescrit,
Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.

TARTUFFE.

Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne,
Et c'est faire, Monsieur, ce que le Ciel ordonne;
Mais après le scandale, et l'affront d'aujourd'hui,
Le Ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.

CLEANTE.

Et vous ordonne-t-il, Monsieur, d'ouvrir l'oreille
A ce qu'un pur caprice à son père conseille?
Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien?

1230

1235

TARTUFFE.

Ceux qui me connaîtront n'auront pas la pensée

Que ce soit un effet d'une âme intéressée.

Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas,

De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas ;

1240

Et si je me résous à recevoir du père

Cette donation qu'il a voulu me faire,

Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains

Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains;

Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage,

1245

En fassent dans le monde un criminel usage,
Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein,
Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain.

CLEANTE.

Hé, Monsieur, n'ayez point ces délicates craintes,
Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes.
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,

V. 1236. Prétendre rien. Cf.:

1250

« J'ai peur qu'il n'y ait pas avec elle tout le bien qu'on pourrait prétendre.» (L'Acare, I, v.)

Prétendre, ainsi employé activement, est d'un usage très ancien :

«Et pour l'interest qu'il pourroit prétendre, je luy cède la mestairie de la Pomardiere....» (RABELAIS, liv. Ior, ch. XXXII.)

V. 1248. Tartuffe pratique ici, dans l'intérêt de sa fortune, la doctrine de la direction de l'intention. Montaigne, qui n'a guère parlé des hypocrites, semble cependant les avoir visés dans ce passage, très applicable au cas de Tartuffe : « Ils nomment zèle leur propension vers la malignité et la violence: ce n'est pas la cause qui les embesongne, c'est leur interest.» (Essais, liv. III, ch. 1.)

V. 1249. Délicates craintes. Il y a de l'ironie, à coup sûr, dans cet emploi du mot délicat.

V. 1250. Juste héritier, héritier légitime. Le mot juste, dans ce sens s'applique surtout aux choses. Cependant, il se dit encore des personnes dans la langue du droit : « Le juste propriétaire. >>

« PreviousContinue »