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NOTICE

IMPRIMÉE EN TÊTE DE L'ÉDITION DE 1682.

Les trois premiers actes de cette comédie ont été représentés à Versailles, pour le roi, le 12o jour du mois de mai 1664.

Les mêmes trois premiers actes de cette comédie ont été représentés, la deuxième fois, à Villers-Cotterets pour S. A. R. Monsieur, frère unique du roi, qui régalait Leurs Majestés et toute la cour, le 25 septembre de la même année 1664.

Cette comédie, parfaite, entière et achevée en cinq actes, a été représentée, la première et la seconde fois, au château du Raincy, près Paris, pour S. A. S. Monseigneur le Prince, les 29° novembre 1664 et 8e novembre de l'année suivante 1665, et depuis encore au château de Chantilly, le 2o novembre 1668.

La première représentation en a été donnée au public dans la salle du Palais-Royal, le 5o août 1667, et le lendemain 6o elle fut défendue par M. le premier président du Parlement jusques à nouvel ordre de Sa Majesté.

La permission de représenter cette comédie en public sans interruption, a été accordée le 5o février 1669, et dès ce même jour, la pièce fut représentée par la troupe du roi.

PRÉFACE1

Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée, et les gens qu'elle joue ont bien fait voir qu'ils étaient plus puissants en Frauce que tous ceux que j'ai joués jusqu'ici. Les marquis, les précieuses et les médecins ont souffert doucement qu'on les ait représentés, et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l'on a faites d'eux; mais les hypocrites n'ont point entendu raillerie; ils se sont effarouchés d'abord, et ont trouvé étrange que j'eusse la hardiesse de jouer leurs grimaces, et de vouloir décrier un métier dont tant d'honnêtes gens se mêlent. C'est un crime qu'ils ne sauraient me pardonner; et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur épouvantable. Ils n'ont eu garde de l'attaquer par le côté qui les a blessés : ils sont trop politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu; et le Tartuffe, dans leur bouche 2, est une pièce qui offense la piété. Elle est, d'un bout à l'autre, pleine d'abominations, et l'on n'y trouve rien qui ne mérite le feu. Toutes les syllabes en sont impies; les gestes mêmes y sont criminels; et le moindre coup d'œil, le moindre branlement de tête, le moindre pas à droit3 ou à gauche, y cache des mystères qu'ils trouvent moyen d'expliquer à mon désavantage. J'ai eu beau la soumettre aux lumières de mes amis, et à la censure de tout le monde : les corrections que j'y ai pu faire, le jugement du roi et de la reine, qui l'ont vue, l'approbation des grands princes et de MM. les ministres, qui l'ont honorée publiquement de leur présence, le témoignage des gens de bien, qui l'ont trouvée profitable, tout cela n'a de rien servi. Ils n'en veulent point

1. Cette préface accompagne la 1ro édition du Tartuffe (1669). 2. Dans leur bouche, c.-à-d. à les entendre.

3. A droit, comme à droite. Orthographe d'un usage très fréquent au dix-septième siècle. Cf.:

Les voyageurs sans guide assez souvent s'égarent
L'un à droit, l'autre à gauche.

(BOILEAU, Sat., Iv.)

« 11 se tenait et marchait... à droit et à gauche, à Versailles. » (SAINTS.MON, éd. des Grands écrivains, t. II, p. 55.)

démordre; et tous les jours encore, ils font crier en public des zélés indiscrets, qui me disent des injures pieusement et me damnent par charité.

Je me soucierais fort peu de tout ce qu'ils peuvent dire, n'était l'artifice qu'ils ont de me faire des ennemis que je respecte, et de jeter dans leur parti de véritables gens de bien, dont ils préviennent la bonne foi, et qui, par la chaleur qu'ils ont pour les intérêts du ciel, sont faciles à recevoir1 les impressions qu'on veut leur donner. Voilà ce qui m'oblige à me défendre. C'est aux vrais dévots 2 que je veux partout me justifier sur la conduite de ma comédie; et je les conjure de tout mon cœur de ne point condamner les choses avant que de les voir, de se défaire de toute prévention, et de ne point servir la passion de ceux dont les grimaces les déshonorent.

Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes, et qu'elle ne tend nullement à jouer les choses que l'on doit révérer, que je l'ai traitée avec toutes les précautions que me demandait la délicatesse de la matière, et que j'ai mis tout l'art et tous les soins qu'il m'a été possible pour bien distinguer le personnage de l'hypocrite d'avec celui du vrai dévot. J'ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment l'auditoire en balance; on le connait d'abord aux marques que je lui donne; et d'un bout à l'autre il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d'un méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose.

Je sais bien que pour réponse ces Messieurs tâchent d'insinuer que ce n'est point au théâtre à parler de ces matières : mais je leur demande, avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime. C'est une proposition qu'ils ne font que supposer, et qu'ils ne prouvent en aucune façon; et sans doute il ne serait pas difficile de leur faire voir que la comédie, chez les anciens, a pris son origine de la religion,

1. Faciles à recevoir. Les poètes ont employé volontiers l'expression facile à. Cf. :

Soigneux de ma fortune et facile à mes vers.

(REGNIER, Sat., 11.)

Jamais le Ciel ne fut aux humains si facile.

(LA FONTAINE, Phil. et Beaucis.)

Dieux de mes serviteurs la cohorte fidèle
Me trouvera toujours humain, compatissant,
A leurs justes désirs facile...

(A. CHENIER, La liberté.)

2. Me justifier aux vrais dévots. Remarquez à employé pour auprès de. Cf. : « Pour justifier à tout le monde l'innocence de mon ouvrage. »

(1er Placet au rɔi.)

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(LA FONTAINE, Psyché, 11.)

et faisait partie de leurs mystères; que les Espagnols, nos voisins, ne célèbrent guère de fête où la comédie ne soit mêlée; et que, même parmi nous, elle doit sa naissance aux soins d'une confrérie1 à qui appartient encore aujourd'hui l'hôtel de Bourgogne, que c'est un lieu qui fut donné pour y représenter les plus importants mystères de notre foi; qu'on en voit encore des comédies imprimées en lettres gothiques, sous le nom d'un docteur de Sorbonne2; et, sans aller chercher si loin, que l'on a joué de notre temps des pièces saintes de M. de Corneille, qui ont été l'admiration de toute la France.

Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est, dans l'Etat, d'une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres; et nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d'une sérieuse morale sont moins puissants le plus souvent que ceux de la satire; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions 3, mais on ne souffre point la raillerie. On veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule".

On me reproche d'avoir mis des termes de piété dans la bouche de mon Imposteur. Et pouvais-je m'en empêcher, pour bien représenter le caractère d'un hypocrite? Il suffit, ce me semble, que je fasse connaître les motifs criminels qui lui font dire les choses, et que j'en aie retranché les termes consacrés, dont on aurait eu peine à lui entendre faire un mauvais usage. Mais il débite au quatrième acte une morale pernicieuse. Mais cette morale est-elle quelque chose dont

1. Une Confrérie. Il s'agit des Confrères de la Passion qui fondèrent en 1402 le premier théâtre parisien. La France comptait alors beaucoup d'autres associations dramatiques; mais celle-ci a une importance particulière par sa permanence et sa durée. Au seizième siècle, les Confrères de la Passion s'installèrent dans les dépendances de l'hôtel de Bourgogne, et le privilège de 1402 leur fut confirmé en 1518 par un arrêt du Parlement : mais en même temps on leur interdit de jouer des mystères et autres sujets sacrés. Au dix-septième siècle, sous Louis XIII, la Troupe royale des comédiens s'installa sur le théâtre des confrères, moyennant un prix de location dont elle réclama l'exemption. Mais sa requête ne fut pas accueillie, et c'est seulement en 1677 que Louis XIV termina ce procès en confisquant les biens de la Confrérie, et en attribuant le loyer de l'hôtel de Bourgogne à l'hôpital général, au profit duquel la confiscation était faite.

2. Maître Jehan Michel, « très éloquent et scientifique docteur,» auteur d'un Mystère de la Résurrection: il mourut en 1493.

3. Répréhensions, blâmes, réprimandes. Le mot semble avoir ici une signification adoucie.

4. « La préface de Molière, imprimée en tète du Tartuffe, rappelle tout à fait l'ordre d'arguments de la onzième Provinciale, transporté seulement et étendu de la satire à la comédie. » (SAINTE-BEUVE, Port-Royal, III, xvI.) Pascal soutient en effet dans sa onzième lettre « que la moquerie est quelquefois plus propre à faire revenir les hommes de leurs égarements, et qu'elle est alors une action de justice. »

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