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Monsieur; j'aurais regret d'être obligé d'écrire,
Et de vous voir couché dans mon procès-verbal.

DORINE.

Ce monsieur Loyal porte un air bien déloyal!

MONSIEUR LOYAL.

Pour tous les gens de bien j'ai de grandes tendresses,
Et ne me suis voulu, Monsieur, charger des pièces,
Que pour vous obliger et vous faire plaisir;
Que pour ôter, par là, le moyen d'en choisir
Qui, n'ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
Auraient pu procéder d'une façon moins douce.

ORGON.

Et que peut-on de pis, que d'ordonner aux gens
De sortir de chez eux?

1770

1775

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Et jusques à demain je ferai surséance

A l'exécution, Monsieur, de l'ordonnance.

Avec dix de mes gens, sans scandale, et sans bruit.

Je viendrai seulement ici passer la nuit,

Pour la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'apporte,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J'aurai soin de ne pas troubler votre repos,

[1785

Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.

Mais demain, du matin, il vous faut être habile
A vuider de céans jusqu'au moindre ustensile.
Mes gens vous aideront; et je les ai pris forts,
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n'en peut pas user mieux que je fais, je pense;
Et, comme je vous traite avec grande indulgence,

1790

V. 1776. En choisir qui. Choisir des gens qui. Sorte d'ellipse assez usitée dans la première partie du dix-septième siècle. Cf.: « Il ne s'en voit point qui fassent papier de ce qu'ils donnent.... » (MALHERBE, Trad. du traité des bienfaits, liv. I, ch. 11.)

« Je devais bien recevoir plus que je n'ai reçu, mais il ne me pouvait donner plus que ce qu'il m'a donné. Il en avait beaucoup à gratifier. (LE MEME, ibid., liv. II, ch. xxvIII.)

V. 1786. Avant que se coucher. Molière emploie avec l'infinitif les trois formes avant de, avant que, avant que de. Celle dont se sert ici M. Loyal commençait à tomber en désuétude, ayant été condamnée par Vaugelas. V. 1789. Du matin, dès le matin. Cf.: « Je me suis éveillée du matin et je vous écris. » (SÉVIGNÉ.)

Mangez un morceau et couchez-vous à bonne heure, pour être du matin à cheval, à la pointe du jour.» (HAMILTON, Grammont, ch. 1.)

V. 1792. Faire service à, suivi d'un infinitif. Voir la note du vers 1853: à vous mettre en lieu sûr.

Je vous conjure aussi, Monsieur, d'en user bien,
Et qu'au dû de ma charge on ne me trouble en rien.

ORGON.

Du meilleur de mon cœur je donnerais, sur l'heure, -
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
Et pouvoir, à plaisir, sur ce muffle asséner

Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

Laissez, ne gâtons rien.

CLEANTE.

DAMIS.

A cette audace étrange,

J'ai peine à me tenir, et la main me démange.

DORINE.

Avec un si bon dos, ma foi, monsieur Loyal,
Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas mal.

MONSIEUR LOYAL.

On pourrait bien punir ces paroles infâmes,
Mamie, et l'on décrète aussi contre les femmes.

CLEANTE.

Finissons tout cela, Monsieur, c'en est assez;
Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.

MONSIEUR LOYAL.

Jusqu'au revoir. Le Ciel vous tienne tous en joie!

ORGON.

Puisse-t-il te confondre, et celui qui t'envoie!

V. 1796. Au dù de ma charge, au devoir de ma charge. Cf.:
Vous avez fait le dû de votre office.

(CORNEILLE, Suite du Menteur, I, iv.)

1795

1800

1803

1810

« Allons, monsieur, faites le dû de votre charge....» (L'Avare, V, 111.) V. 1797-1800. Je donnerais.... et pouvoir. «La passion légitime qui trouble Orgon excuse le dérangement grammatical de sa phrase. On le comprend d'ailleurs très bien. C'est comme s'il disait : Je voudrais donner... et pouvoir, etc...» (F. GÉNIN, Lexique de la langue de Molière.)

Il y a quelque vérité dans cette observation; mais il n'est peut-être pas nécessaire d'invoquer le trouble d'Orgon et d'excuser, par un mouvement de passion légitime, la liberté de cette construction. Voiture s'est en effet servi d'une tournure tout à fait semblable dans ce passage d'une lettre à Milo Paulet (libr. des biblioph., t. I, p. 65) : « Moi, qui donnerais tout ce que j'ai au monde, et que vous eussiez fait pour moi une galanterie comme celle-là, j'eus du contentement en ce rencontre. » Dans la phrase de Molière, comme dans celle de Voiture, n'y aurait-il point sous-entendu, d'une part à condition de, de l'autre à condition que? La grammaire peut se trouver embarrassée d'une tournure aussi peu régulière; mais la familiarité de la conversation y retrouve ses procédés rapides, concis, et logiques en même temps.

V. 1803. Et nous laissez. Voyez la note du vers 1360 (acte IV, sc. Iv.)

SCÈNE V

ORGON, CLEANTE, MARIANE, ELMIRE,
MADAME PERNELLE, DORINE, DAMIS.

ORGON.

Hé bien! vous le voyez, ma mère, si j'ai droit;
Et vous pouvez juger du reste par l'exploit.
Ses trahisons, enfin, vous sont-elles connues?

MADAME PERNELLE.

Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues!

DORINE.

Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blåmez,
Et ses pieux desseins, par là, sont confirmés.
Dans l'amour du prochain sa vertu se consomme;

Il sait que très souvent les biens corrompent l'homme,
Et par charité pure il veut vous enlever

1815

Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver. 1820

ORGON.

Taisez-vous c'est le mot qu'il vous faut toujours dire.

CLEANTE.

Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.

ELMIRE.

Allez faire éclater l'audace de l'ingrat.
Ce procédé détruit la vertu du contrat;

V. 1811. Si j'ai droit. Si j'ai raison de me plaindre.

V. 1814. Ebaubie. Ce mot n'est point une expression populaire, corruption de ébahie. Nos pères faisaient une distinction entre ébaubir (ou abaubir) et esbahir. Le premier vient de baube (balbus, bègue) et signifie proprement faire bégayer; le second est formé de baif (ba, onomatopée interjective) et signifie: faire ouvrir la bouche, étonner. Ex.: « Elle fu toute esbahie et abuubie. » (FROISSART, Chroniques, éd. Kervyn de Lettenhove, II, 37.) Cf. Pour toute, au lieu de tout, voir la note du v. 903.

V. 1817. Se consomme, devient parfaite, éclate au plus haut degré. Cf. : Mais ne présume pas que la vertu de l'homme

Prodnise d'eile-même une telle ferveur

C'est de ce maltre aimé la céleste faveur

Qui la fait naitre en nous, l'y nourrit, l'y consomme.

(CORNEILLE, Imitation, u.)

V. 1820. La plaisanterie de Dorine n'est pas de très bon ton: mais on peut lui pardonner sa raillerie en faveur de son dévouement à ses maitres. Meine au moment final, dit Sainte-Beuve, l'impitoyable lutin, quasi hors de propos et quand tout est au tragique dans la maison, abuse de la circonstance et pique toujours. »

V. 1822. Quel conseil, etc. Quel parti on doit vous faire prendre.

V. 1824. La vertu du contrat. Il est évident que le contrat peut être annulé, et ce dénouement a été, dit-on, conseillé à Molière : «< cela aurait été plus naturel, et du moins les gens de robe l'auraient trouvé bon, » écrivait un contemporain. Mais pour cela il faudrait un procès, et, Tartuffe fùt-il condamné, cette condamnation ne nous satisferait pas comme

Et sa déloyauté va paraître trop noire,

Pour souffrir qu'il en ait le succès qu'on veut croire.

SCÈNE VI

1825

VALÈRE, ORGON, CLÉANTE, ELMIRE, MARIANE, ETC.

VALERE.

Avec regret, Monsieur, je viens vous affliger;
Mais je m'y crois contraint par le pressant danger...
Un ami qui m'est joint d'une amitié fort tendre,
Et qui sait l'intérêt qu'en vous j'ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l'on doit aux affaires d'Etat,
Et me vient d'envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d'une soudaine fuite.
Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au Prince a su vous accuser,

1830

1835

Et remettre en ses mains, dans les traits qu'il vous jette, D'un criminel d'Etat l'importante cassette,

Dont, au mépris, dit-il, du devoir d'un sujet,

le coup de théâtre par lequel Molière punit le scélérat, au moment même où il se croit sûr de triompher.

V. 1830. L'intérêt qu'en vous j'ai lieu de prendre. Nous avons déjà eu l'occasion de justifier cette expression à tort critiquée. Voir la fin de la note du vers 1436.

V. 1831. Pas, démarche. Bossuet emploie cette même expression de pas délicat pour désigner un passage périlleux, une situation difficile. (Lettres sur la quiét., 124.)

V. 1833. Suite, conséquence. Un avis dont la suite vous réduit, un avis par suite duquel vous êtes réduit.

V. 1835. Imposer, pour: en imposer. C'est conforme à l'usage du dixseptième siècle. Cf.:

Et ses roulements d'yeux, et son ton radouci,

N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici. (Misanth., I, 11.) «Ceux qui vous applaudissent, ceux qui affectent de vous louer, ceux qui vous appellent heureux, beaucoup plus ceux qui vous appellent parfaits vous imposent et abusent de votre crédulité. » (BOURDALOUE, Sermon pour le IV dimanche après Pàques.)

V. 1837. Dans les traits qu'il vous jette. Génin note cet hémistiche comme une cheville, et conclut de quelques autres exemples analogues que Molière suivait, pour rimer, la méthode de Boileau et faisait le second vers avant le premier. Cette conclusion est bien forcée: on sait que Molière n'était point gêné par la rime, et, si l'on peut citer quelques chevilles dans tout son théâtre, ces citations ne sont pas nombreuses. Et d'ailleurs, qu'entend-on par chevilles? Ce n'est point à Molière, à Racine, ou à Corneille qu'on peut appliquer cette critique étroite et superficielle, qui ne voit aux défaillances du poète d'autre cause que l'embarras de la rime. Chez les grands écrivains, chez les grands ouvriers en vers, on peut trouver des hémistiches un peu lâches, et même mal venus: ce sont des vers incomplets, inachevés, mais non des détails oiseux, destinés à boucher le trou de la rime.

Vous avez conservé le coupable secret.
J'ignore le détail du crime qu'on vous donne;
Mais un ordre est donné contre votre personne;
Et lui-même est chargé, pour mieux l'exécuter,
D'accompagner celui qui vous doit arrêter.

CLEANTE.

1840

1845

Voilà ses droits armés; et c'est par où le traître
De vos biens, qu'il prétend, cherche à se rendre maître.

ORGON.

L'homme est, je vous l'avoue, un méchant animal!

VALERE.

Le moindre amusement vous peut être fatal.
J'ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
Avec mille louis qu'ici je vous apporte.

Ne perdons point de temps: le trait est foudroyant,
Et ce sont de ces coups que l'on pare en fuyant.
A vous mettre en lieu sûr je m'offre pour conduite,
Et veux accompagner jusqu'au bout votre fuite.

ORGON.

Las! que ne dois-je point à vos soins obligeants!
Pour vous en rendre grâce il faut un autre temps;
Et je demande au Ciel de m'ètre assez propice,

1850

1855

V. 1841. Du crime qu'on vous donne. Latinisme: dare crimen alicui. Voir la note du vers 1672.

V. 1845. C'est par où. Voir la note du vers 95.

V. 1846. De vos biens qu'il prétend, comme: auxquels il prétend. Cf. :

Et la preuve après tont que je vous en demande,
C'est de ne plus souffrir qu'Alceste vous prétende.

(Misanthrope, V, 11.)

Je n'ai point prétendu la main d'un empereur.

(CORNEILLE, Pulchérie, I, v.)

V. 1847. Amusement, retard. Ce mot s'appliquait alors à toute vaine occupation, qui fait dépenser le temps en pure perte. De même le verbe amuser n'avait pas souvent le sens de divertir par des choses agréables, mais plutôt celui de arrèter inutilement, faire perdre le temps, repaître de vaines espérances.

V. 1853. Pour conduite, pour vous conduire, vous accompagner. Expression très commode et très rapide, mais qu'aujourd'hui l'on peut ne pas trouver assez nette. Cf.:

Si je le veux rejoindre il s'offre à ma conduite.

(CORNEILLE, Pertharile, V, m.)

« Il vous dira les nouvelles et les préparatifs du mariage du roi d'Espagne, et du choix du prince et de la princesse d'Harcourt pour la conduite de la reine d'Espagne à son époux.» (SÉVIGNÉ, à Bussy Rabutin, 20 juillet 1679.) -A vous mettre en lieu sûr; cet emploi de à (devant un infinitif) pour marquer le but, est conforme à l'usage général du dix-septième siècle.

Et mon cœur, accablé de mille déplaisirs,
Cherche la solitude à cacher ses soupirs.

(CORNEILLE, Horace, I, 11.)

Il n'attend qu'un prétexte à l'éloigner de lui.

(RACINE, Andromaque, II, m.)

Mais ce tour est bien plus familier à Corneille et à Molière qu'à Racine.

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