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tout le monde n'eût les oreilles rebattues1? dit-elle rien de nouveau dans ma comédie? et peut-on craindre que des choses si généralement détestées fassent quelque impression dans les esprits, que je les rende dangereuses en les faisant monter sur le théâtre, qu'elles reçoivent quelque autorité de la bouche d'un scélérat? Il n'y a nulle apparence à cela; et l'on doit approuver la comédie du Tartuffe, ou condamner généralement toutes les comédies.

C'est à quoi l'on s'attache furieusement depuis un temps, et jamais on ne s'était si fort déchaîné contre le théâtre 2. Je ne puis pas nier qu'il n'y ait eu des Pères de l'Eglise qui ont condamné la comédie; mais on ne peut pas me nier aussi qu'il n'y en ait eu quelques-uns qui l'ont traitée un peu plus doucement. Ainsi l'autorité dont on prétend appuyer la censure est détruite par ce partage; et toute la conséquence qu'on peut tirer de cette diversité d'opinions en des esprits éclairés des mêmes lumières, c'est qu'ils ont pris la comédie différemment, et que les uns l'ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l'ont regardée dans sa corruption et confondue avec tous ces vilains spectacles qu'on a eu raison de nommer des spectacles de turpitude 3.

Et en effet, puisqu'on doit discourir aus choses et non pas des mots, et que la plupart des contrariétés viennent de ne se pas entendre et d'envelopper dans un même mot des choses opposées, il ne faut qu'ôter le voile de l'équivoque et regarder ce qu'est la comédie en soi, pour voir si elle est condamnable. On connaîtra sans doute que, n'étant autre chose qu'un poème ingénieux, qui par des leçons agréables reprend les défauts des hommes, on ne saurait la censurer sans injustice. Et si nous voulons ouïr là-dessus le témoignage de l'antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont donné des louanges à la comédie, eux qui faisaient profession d'une sagesse si austère, et qui criaient sans cesse après les vices de leur siècle; elle nous fera voir qu'Aristote a consacré des veilles au théâtre, et s'est donné le soin de réduire en préceptes l'art de faire des comédies; elle nous apprendra que de ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d'en composer euxmêmes, qu'il y en a d'autres qui n'ont pas dédaigné de

1. Grâce aux Lettres provinciales et à la polémique soulevée par leur publication.

2. Ce fut Nicole qui donna le signal de ce déchaînement. Dans ses Visionnaires il déclara qu' « un poète de théâtre est un empoisonneur public.>> Racine, oubliant ce qu'il devait aux Jansénistes, répondit avec violence. Corneille crut devoir dire son mot dans ce débat, et il le fit dans l'avis au Lecteur qui précède sa tragédie d'Attila (1668). Cette querelle, un instant assoupie, se réveilla à propos des représentations du Tartuffe.

3. « Per omnes pone civitates cadunt theatra, caveæ turpitudinum, el publicæ professiones flagitiorum. » (Saint AUGUSTIN, De consensu evangelistarum, 1, 51.)

réciter en public celles qu'ils avaient composees, que la Grèce a fait pour cet art éclater son estimie par les prix glorieux et par les superbes théâtres dont elle a voulu l'honorer; et que, dans Rome enfin, ce même art a reçu aussi des honneurs extraordinaires; je ne dis pas dans Rome débauchée, et sous la licence des empereurs, mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse des consuls, et dans les temps de la vigueur de la vertu romaine.

J'avoue qu'il y a eu des temps où la comédie s'est corrompue. Et qu'est-ce que dans le monde on ne corrompt point tous les jours? Il n'y a chose si innocente où les hommes ne puissent porter du crime; point d'art si salutaire dont ils ne soient capables de renverser les intentions; rien de si bon en soi qu'ils ne puissent tourner à de mauvais usages. La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous ayons; et cependant il y a eu des temps où elle s'est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d'empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du ciel; elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connaissance d'un Dieu par la contemplation des merveilles de la nature; et pourtant on n'ignore pas que souvent on l'a détournée de son emploi, et qu'on l'a occupée publiquement à soutenir l'impiété. Les choses même les plus saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes; et nous voyons des scélérats qui, tous les jours, abusent de la piété, et la font servir méchamment aux crimes les plus grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu'il est besoin de faire.

On n'enveloppe point dans une fausse conséquence la bonté des choses que l'on corrompt avec la malice des corrupteurs. On sépare toujours le mauvais usage d'avec l'intention de l'art; et, comme on ne s'avise point de défendre la médecine pour avoir été bannie de Rome, ni la philosophie pour avoir été condamnée 2 publiquement dans Athènes, on ne doit point aussi vouloir interdire la Comédie pour avoir été censurée en de certains temps. Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsistent point ici. Elle s'est renfermée dans ce qu'elle a pu voir; et nous ne devons point la tirer des bornes qu'elle s'est données, l'étendre plus loin qu'il ne faut, et lui faire embrasser l'innocent avec le coupable. La comédie qu'elle a eu dessein d'at

1. Du crime; du, pris dans un sens partitif: quelque chose de criminel. 2. Pour avoir été bannie...., pour avoir été condamnée..., pour avoir été censurée, emploi régulier de pour au sens de parce que. Cf. :

Vos armes l'ont conquise, et tous les conquérants,
Pour être usurpateurs, ne sont pas des tyrans.

(CORNEILLE, Cinna, II, 1.)

« Mon révérend père, si vous avez peine à lire cette lettre, pour ne pas être en assez beau caractère, ne vous en prenez qu'à vous-même.» (PASCAL, Lett. provinc., XVII.)

taquer n'est point du tout la comédie que nous voulons défendre. Il se faut bien garder de confondre celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont tout à fait opposées. Elles n'ont aucun rapport l'une avec l'autre, que la ressemblance du nom; et ce serait une injustice épouvantable que de vouloir condamner Olympe, qui est femme de bien, parce qu'il y a eu une Olympe qui a été une débauchée. De semblables arrêts, sans doute, feraient un grand désordre dans le monde. Il n'y aurait rien par là qui ne fût condamné; et puisque l'on ne garde point cette rigueur à tant de choses dont on abuse tous les jours, on doit bien faire la même grâce à la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l'on verra régner l'instruction et l'honnêteté.

Je sais qu'il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie; qui disent que les plus honnêtes sont les plus dangereuses; que les passions que l'on y dépeint sont d'autant plus touchantes qu'elles sont pleines de vertu; et que les âmes sont attendries par ces sortes de représentations1. Je ne vois pas quel grand crime c'est que de s'attendrir à la vue d'une passion honnête; et c'est un haut étage de vertu 2, que cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu'une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine; et je ne sais s'il n'est pas mieux de travailler à rectifier et adoucir les passions des hommes, que de vouloir les retrancher entièrement. J'avoue qu'il y a des lieux qu'il vaut mieux fréquenter que le théâtre; et si l'on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu'elle soit condamnée avec le reste : mais supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu'on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie 3. Je me suis étendu trop

1. Ce devait être la théorie des Jansénistes; car nous la retrouvons dans Pascal (Pensées, édition Havet, art. xxiv, 64).

2. Etage, rang, degré, condition. Cf. :

Mon Dieu, que votre esprit est d'un étage bas!

(Femmes savantes, I, 1.)

3. « Je ne suis point de ceux qui sont ennemis jurés de la comédie, et s'emportent contre un divertissement qui peut être indifférent lorsqu'il est dans la bienséance. Je n'ai pas la même ardeur que les Pères de l'Eglise ont témoignée contre les comédies anciennes, qui, selon saint Augustin, faisaient une partie de la religion des païens, et qui étaient accompagnées de certains spectacles qui offensaient la pureté chrétienne. Aussi je ne crois pas qu'il faille mesurer les comédiens comme nos ancêtres et les Romains, qui les méprisèrent, en les privant de toute sorte d'honneurs, et en les séparant même du rang des tribus..... Je leur pardonne même de n'être pas trop bons acteurs, pourvu qu'ils ne jouent pas indifféremment tout ce qui leur tombe entre les mains, et qu'ils n'offensent ni la société, ni l'honnêteté civile. » (FLÉCHIER, Mémoires sur les Grands Jours de 1665.)

loin. Finissons par un mot d'un grand prince1 sur la comédie du Tartuffe.

Huit jours après qu'elle eut été défendue, on représenta devant la cour une pièce intitulée Scaramouche ermite; et le Roi, en sortant, dit au grand prince que je veux dire : « Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière, ne disent rien de celle de Scaramouche? » A quoi le prince répondit : « La raison de cela, c'est que la comédie de Scaramouche joue le ciel et la religion, dont ces messieurs-là ne se soucient point; mais celle de Molière les joue eux-mêmes, c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir. »

1. Le grand prince, dont parle Molière, était le grand Condé, chez qui, d'après la Notice que nous reproduisons plus haut, fut joué pour la première fois, le 29 novembre 1664, le Tartuffe, parfait, entier et achevé en cing actes.

PLACETS AU ROI1

LE LIBRAIRE AU LECTEUR

Comme les moindres choses qui partent de la plume de Monsieur de Molière ont des beautés que les plus délicats ne se peuvent lasser d'admirer, j'ai cru ne devoir pas négliger l'occasion de vous faire part de ces placets, et qu'il était à propos de les joindre à Tartuffe, puisque partout il y est parlé de cette incomparable pièce.

PREMIER PLACET

PRÉSENTÉ AU ROI

SUR LA COMÉDIE DU TARTUFFE

Sire,

Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes, en les divertissant; j'ai cru que, dans l'emploi où je me trouve3, je n'avais rien de mieux à faire que d'attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle; et comme l'hypocrisie sans doute en est un des plus en usage, des plus incommodes et des plus dangereux, j'avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriàt les hypocrites, et mît en vue comme il faut toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique.

Je l'ai faite, Sire, cette comédie, avec tout le soin, comme je crois, et toutes les circonspections que pouvait demander la

1. Ces placets se trouvent pour la première fois dans l'édition de juin 1669.

2. Ecrit en 1664.

3. Emploi. Molière désigne par là son emploi de poète comique qui s'est donné à tâche de censurer les mœurs.

4. Gens de bien à outrance. Cf. : « N'a-t-il pas ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides qui.....» (Impromptu de Versailles, sc. Iv.)

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