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inventaire de toutes les causes de nos erreurs? Et cependant on pouvait s'épargner ces savantes recherches et ces longues énumérations. Si les pensées de ces grands hommes s'étaient dirigées plus particulièrement sur l'influence des langues, ils se seraient instruits de tout le bien et de tout le mal qu'elles peuvent nous faire. Alors, en ramenant à une cause unique tous les désordres de la faculté de penser, il serait devenu plus facile de les prévenir ou d'en arrêter les suites funestes. Qui ne voit, en effet, qu'il n'y a rien qui ne puisse être pour l'homme une cause d'égarement? Assigner un trop grand nombre de ces causes, c'est moins éclairer l'esprit que l'embarrasser; les réduire toutes à une seule, et prouver que cette cause les comprend toutes, c'est l'avertir qu'il n'a qu'un seul poste à garder; c'est lui inspirer de la confiance et lui donner du courage.

Mais enfin, puisqu'il est reconnu que l'unique moyen de trouver la vérité consiste à remonter à l'origine de nos idées, et

à les suivre dans leurs développemens successifs, il ne l'est pas moins que, si l'on tombe dans l'erreur, ce ne peut être que pour avoir négligé ce précepte: ainsi le troisième article rentre dans le second, comme le second rentre dans le premier.

« On nous impose enfin le devoir de faire connaître la nature et les avantages de la méthode philosophique. »>

Cette expression, méthode philosophique, ne peut manquer de surprendre ceux qui ont le plus réfléchi sur la méthode, et qui, blessés d'une distinction moins réelle qu'apparente entre les diverses méthodes indiquées dans les ouvrages des philosophes, ont été conduits, par la justesse même de leur esprit, à prononcer qu'il n'y a qu'une seule méthode: mais, quelque fondée que soit une telle opinion, il n'en était pas moins nécessaire de démêler dans cette marche de l'esprit, toujours la même, une différence prise dans la nature de l'objet sur lequel on opère.

Pour rendre ceci plus sensible, qu'on me permette de choisir deux exemples dans Boileau. Pourquoi, traitant du raisonnement, ne pourrais-je pas citer un poëte qui a été surnommé le poëte de la raison?

Quand Boileau dit :

« Au pied du mont Adule, entre mille roseaux, Le Rhin, tranquille et fier du progrès de ses eaux, Appuyé d'une main sur son urne penchante,

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» Dormait au bruit flatteur de son onde naissante. »

l'oreille attentive jouit de l'harmonie des sons qu'elle entend; l'imagination est arrêtée devant le tableau qu'on lui montre, tandis que la réflexion admire la savante méthode qui en a disposé les parties avec tant de goût.

Cette méthode si belle et si pure n'est pas toutefois la méthode philosophique; l'art qui décrit ou qui peint se distingue de l'art qui prouve et qui démontre; et ce n'est pas la langue du raisonnement que Boileau fait parler à la poésie dans les beaux vers que vous venez d'entendre; mais

quand nous lisons dans son Art poéti

que :

» J'évite d'être long et je deviens obscur,

on sent tout de suite la liaison de deux jugemens; on sent même leur identité : car n'est-il pas évident qu'en ne disant pas tout ce qu'il faudrait dire pour être entendus, nous sommes nécessairement mal entendus, nous manquons de clarté, en un mot, nous sommes obscurs?

Penser, parler, écrire, c'est aller, ou bien d'une idée à une idée différente, d'un objet à autre objet; ou bien, s'arrêtant à un seul objet, à une seule idée, c'est considérer cet objet, cette idée, sous différens points de vue successifs, sans jamais se laisser distraire par rien qui leur soit étranger. Quand Boileau nous présente successivement des roseaux, un fleuve, une urne, il fait il fait passer notre esprit par une suite d'images différentes mais quand, après avoir dit qu'une pensée n'est pas suffisamment développée, il ajoute qu'elle est obscure, il

n'ajoute rien de nouveau que l'expression, puisque l'idée énoncée d'abord reparaît sous une forme nouvelle. Or, cette dernière manière de procéder appartient à la méthode philosophique, et la précédente à la méthode descriptive. Celleci réunit en tableaux des images empruntées aux divers objets de la nature : cellelà, bornée à un seul objet, en montre successivement toutes les formes, et les réunit en système.

Celui qui ignore le secret de la méthode philosophique pourra nous charmer quelque temps, s'il possède à un haut degré le talent de décrire; mais, ne connaissant pas toutes les sources du beau, il n'en présentera jamais que des modèles partiels; et on finira par le délaisser, pour se livrer sans réserve aux jouissances complètes que nous donne, dans les productions d'Homère, de Virgile, de Boileau, de Racine, de Pascal ou de Montesquieu, l'alliance de la langue de l'imagination et de la langue de la raison.

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