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Un lièvre en son gîte songeait.

(Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe?)/
Dans un profond ennui ce lièvre se plongeait :
Cet animal est triste, et la crainte le ronge.
Les gens de naturel peureux

Sont, disait-il, bien malheureux!

5

Ils ne sauraient manger morceau qui leur profite:
Jamais un plaisir pur, toujours assauts divers.
Voilà comme je vis: cette crainte maudite
M'empêche de dormir sinon les yeux ouverts. 10
Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle.
Eh! la peur se corrige-t-elle ?
Je crois même qu'en bonne foi
Les hommes ont peur comme moi.
Ainsi raisonnait notre lièvre,

Et cependant faisait le guet.

Il était douteux, inquiet:

15

Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait

Le mélancolique animal,

En rêvant à cette matière,

la fièvre.

20

Entend un léger bruit: ce lui fut un signal
Pour s'enfuir devers sa tanière.

Il s'en alla passer sur le bord d'un étang.
Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes;
Grenouilles de rentrer en leurs grottes pro-

fondes. 25

Oh! dit-il, j'en fais faire autant,
Qu'on m'en fait faire! Ma présence

Effraie aussi les gens! je mets l'alarme au camp!
Et d'où me vient cette vaillance ?
Comment! des animaux qui tremblent devant
moi! 30

Je suis donc un foudre de guerre !

Il n'est, je le vois bien, si poltron sur la terre,
Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi.

1. En et dans (voir ii, 2)inal

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Gite. C'est le lieu où le lièvre repose. Ce mot signifie aussi l'endroit où l'on couche, quand on est en voyage. C'est enfin le lieu où l'on demeure ordinairement.

Un mort s'en allait tristement

S'emparer de son dernier gîte.

Gîte vient du bas latin GISTUM. Il a la même racine que le verbe gésir tiré du latin JACERE, être étendu. C'est ce verbe que vous lisez sur les tombeaux: Ci-gît. . . . -Il y a aussi un verbe gîter, qui se dit surtout des animaux: savez-vous où le lièvre gîte?

Songeait (voir x, 6).

L

3. Ennui. Ce mot vient de IN ODIO réuni en INODIO. HABERE IN ODIO, c'est avoir en haine une chose, être ennuyé d'une chose. Ce qu'avait ainsi en haine notre lièvre, ce qui l'ennuyait et le rongeait, c'était son caractère peureux. Cela gâtait tous ses plaisirs.-Dans le langage ordinaire l'ennui est peu de chose, c'est seulement ce qui fait paraître le temps long! Les oisifs connaissent cet ennui. Mais dans le style relevé, comme ici, ennui a plus de signification, c'est quelque chose de profond et de douloureux. Tel est le sentiment de notre lièvre. Quelle que soit la force, plus petite ou plus grande, de ce sentiment, c'est dans la solitude surtout qu'on l'éprouve. Dans le monde on est plus exposé aux soucis, en solitude on l'est davantage aux ennuis. Le mot anglais GLOOм n'apporte-t-il pas la même idée que ennui?

4. Ronger. Figure très-expressive. C'est exercer sur l'âme une action qui est comme un rongement, c'est-à-dire, qui coupe, déchire et consume! Imaginez-vous un chien qui ronge un os, des vers qui rongent du bois, etc. La crainte agit de la même façon sur l'âme du pauvre lièvre.

5. Peureux. Être peureux, c'est en effet une affaire de tempérament; car la peur est instinctive. (Voir vers 12: Eh! la peur se corrige-t-elle ?)

8. Assaut. Une attaque. Ce mot vient de ASSALTUS, composé de AD et SALTUS un saut. Le lièvre dit donc : toujours on veut sauter, bondir sur moi; je me l'imagine du moins; car une ombre, un rien me donne la fièvre (vers 18).

12. Eh et Hé (voir ii, 5).

16. Faisait le guet. Il observait, était très-attentif et se tenait prêt à agir, c'est-à-dire, à s'enfuir, si l'ennemi survenait (voir xxvi, 11).

17. Douteux. Ce mot signifie ici méfiant.

18. Souffle, ombre, rien. Quelle admirable gradation descendante !

C'est

19. Mélancolique. En effet il a la disposition triste. 20. Rêver. C'est d'abord faire des rêves en dormant. aussi dire des sottises: Vous êtes un radoteur, vous ne faites que rêver. Et puis penser vaguement: "Je veux rêver et non pleurer," dit Lamartine. Mais ce mot signifie aussi penser profondément à une chose. Voilà ce que fait le lièvre ici. Sa pensée l'absorbe.-Dans le premier sens on dit rêver de: J'ai rêvé de vous cette nuit. Dans le dernier il faut dire à; J'ai rêvé/ à cette affaire.

21. Lui. Régime indirect.

22. Devers. On dit maintenant vers.

Tanière. Une caverne ou un trou où se retirent les bêtes sauvages./

24. Grenouilles de sauter (voir viii, 19).

Onde (voir ix, 4).

24, 25. Dans et en (voir ii, 2).

26. J'en fais faire. Qu'est-ce qu'il fait faire? Qu'est-ce que

cet en représente? Quelque chose assurément. Je fais courir les gens de peur, je fais faire de belles choses! Oui, j'en fais faire autant qu'on m'en fait faire.

28. And here the terror of my tramp

Hath put to rout, it seems, a camp.

29. Vaillance. Il sait bien qu'il n'a pas cette qualité des braves, lui qui n'ose dormir sinon les yeux ouverts.

30 à 33. The trembling fools! they take me for

The very thunderbolt of war!

I see,

the coward never skulked a foe

That might not scare a coward still below.

32. Poltron. Ne le confondez ni avec le lâche ni avec le couard. M. Littré a tort de définir de la même manière le lâche et le poltron: "Qui manque de courage." C'est ainsi qu'il définit l'un et l'autre. Il fallait dire que le poltron est celui qui a peur. Ainsi l'entendaient La Rochefoucauld: "Il n'y a guère de poltrons qui connaissent toute leur peur"; et J. J. Rousseau : "Un poltron ne laisse pas de fuir, quoique sûr d'être tué en fuyant." C'est la peur, son tempérament peureux, qui le fait courir. Et ainsi le lièvre est un poltron. Une des étymologies supposées du mot (car on n'est pas d'accord sur ce point) rentre parfaitement dans l'idée de ce sentiment instinctif de peur. Elle rattache poltron au vieux français POULTRE, nom qui signifiait jument. Le poultron ou poltron serait le fils de la POULTRE, le poulain, "Qui gambadant au soleil près de sa mère, dit M. Génin, s'effarouche de son ombre, et dont le premier mouvement est toujours de s'enfuir." Quand il aura vaincu sa peur, ce poltron sera un jour un brave cheval qui portera bravement son maître au champ du combat. Une autre étymologie est l'italien POLTRONE, lequel vient de POLTRO paresseux, qui aime ses aises. Choisissez entre ces deux origines du mot.-Lâche vient du latin LAXUS ample, large, et puis desserré, détendu, et enfin qui est sans ressort, sans courage. Cette étymologie n'apprend pas grand'chose, mais les écrivains donnent au mot lâche un sens plus mauvais qu'à poltron. Le lâche abandonne ce qu'un devoir sacré l'oblige de défendre, la patrie, l'honneur, la vérité, etc. On méprise le

láche, et non pas le poltron. Ainsi on dit soi-même souvent: je suis poltron; jamais personne n'a dit: je suis láche.-Et le couard? C'est bien le frère du poltron. Dans le Roman de Renart, le lièvre s'appelle Couard. Le nom lui convient. On tire ce mot de CAUDA queue, parce que les chiens et autres animaux serrent la queue entre leurs jambes quand ils ont peur. Le couard a donc peur comme le poltron. La synonymie des deux mots est grande. Cependant le terme couard est plus mauvais que l'autre, car on ne dit jamais je suis couard. Nous appelons petit poltron un enfant qui a peur de l'obscurité ou des revenants. Mais je nommerais couard l'homme fort qui recule devant le moindre péril. Je méprise presque cet homme. Pouvez-vous l'estimer beaucoup ?

XIV.

LE COQ ET LE RENARD (II, 15).

Il n'est pas malaisé de tromper un trompeur.

La Fontaine.

La sagesse humaine est toujours courte par quelque endroit.

Bossuet. -18

Un lapin, dans cet âge heureux
Qui ne connaît soucis ni peine,
Folâtrait près de sa garenne.

Tout à coup s'offrit à sa vue

Un animal d'une espèce inconnue.

C'était maître renard, qui lui dit : "Mon cousin, Puisqu'un heureux hasard aujourd'hui nous rassemble, Embrassons-nous, jouons ensemble.

J'ai toujours aimé le lapin,

Le lapin, oh! oui, je le prise

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