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Vous pouvez, ô mon capitaine,
Barrer la Tamise hautaine,
Rendre la victoire incertaine
Amoureuse de vos clairons,
Briser toutes portes fermées,
Dépasser toutes renommées,
Donner pour astre à des armées,
L'étoile de vos éperons!

Dieu garde la durée et vous laisse l'espace;
Vous pouvez sur la terre avoir toute la place,
Être aussi grand qu'un front peut l'être sous le ciel ;
Sire, vous pouvez prendre, à votre fantaisie,
L'Europe à Charlemagne, à Mahomet l'Asie;
Mais tu ne prendras pas demain à l'Éternel!

V. Hugo à Napoléon.

Le chêne un jour dit au roseau :
Vous avez bien sujet d'accuser la nature;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau :
Le moindre vent qui d'aventure

Fait rider la face de l'eau

Vous oblige à baisser la tête;

Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.

5

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr. 10 Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage

Dont je couvre le voisinage,

Vous n'auriez pas tant à souffrir:
Je vous défendrais de l'orage;
Mais vous naissez le plus souvent

15

Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu'à vous redou-
tables; 20

Je plie, et ne romps pas. Vouz avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables

Résisté sans courber le dos;

Mais attendons la fin. Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfants

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Que le nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L'arbre tient bon; le roseau plie.

Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine

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Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.

C'est la fable que La Fontaine préférait. Comment oser ne pas être d'accord avec lui? Cependant dans ce beau jardin de poétiques fleurs le monde a accordé le prix à la fable Les Animaux malades de la peste. En effet, cette dernière est plus profonde, plus haute, plus dramatique surtout que Le Chêne et le Roseau. Il y a de quoi préférer pour tous. La Harpe affirme que sur près de deux cent cinquante fables que La Fontaine a faites, il n'y en a pas dix de médiocres, et qu'il y en a plus de deux cents qui sont des chefs-d'œuvre. Et C. A. Walckenaër, qui a écrit une admirable Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, dit: "S'il nous était permis, après tant d'habiles juges, de parler de notre choix particulier, nous indiquerions une fable qu'aucun d'eux n'a citée; c'est celle qui est intitulée :

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La Mort et le Mourant. Dans aucune, La Fontaine ne nous paraît s'être élevé plus haut; c'est le génie de Pascal et celui de Molière qu'il a fait revivre dans cette fable." On partage facilement l'admiration de Walckenaër: sa préférence est presque la mienne. J'hésite entre La Mort et le Mourant, Les Animaux malades de la peste, et Les deux Pigeons. Cependant Le Chêne et le Roseau est si grand, si poétique qu'on comprend la préférence de celui qui créa toutes ces merveilles.

2. To you ungenerous indeed

Has nature been, my humble friend.

3. Roitelet. C'est le plus petit des oiseaux de France, où l'on n'a pas votre oiseau-mouche "Le roitelet est si petit, dit Buffon, qu'il s'échappe facilement de toutes les cages."

Fardeau (voir x, 2).

4. D'aventure. Locution adverbiale qui signifie par hasard. 5. Face de l'eau.

Quelle poésie dans cette face qui se ride

comme le front de l'homme dont l'âme est agitée !

7, 8, 9. The while my towering form

Dares with the mountain top,

The solar blaze to stop

And wrestle with the storm.

Il est dommage que M. Wright n'ait pas, dans sa traduction, gardé le front du géant et le Caucase!

9. Brave. Quelle lutte! Il brave la tempête, que dis-je ? il brave l'effort de la tempête, car celle-ci s'efforce, elle met toute sa force en œuvre pour vaincre le fort; et lui, il brave. Cependant on n'aime pas cette disposition à braver, à faire le brave. Il y a des hommes qui bravent leur ennemi, et d'autres qui le défient, et d'autres encore qui l'affrontent. Ne sentez-vous pas cette gradation? Celui-la/brave, c'est-à-dire, il fait le brave, Qui sait s'il est brave en effet? c'est peut-être un fanfaron: il y en a beaucoup. Si son ennemi s'avance contre lui, ne s'enfuira-t-il pas ?-Mais cet autre défie l'ennemi: il veut se mesurer avec lui; il l'appelle sur le terrain. Il m'inspire plus de respect que celui qui brave. Cependant c'est encore un homme qui fait beaucoup de bruit, et probablement il défie son adversaire parce qu'il

a confiance dans sa couardise. S'il se trompait, si l'adversaire n'avait pas peur, il reculerait peut-être, après avoir défié.—Mais le dernier, celui qui affronte, est un vrai brave. Il oppose front à front. Il ne tourne pas le dos. Ne cherchons pas les situations périlleuses, ne défions pas, mais si le péril se présente, ou si un ennemi est devant nous, présentons toujours le front.

10. Aquilon (voir i, 4).

Zéphir. Ce mot, suivant l'Académie, doit s'écrire zéphire ou zéphyr. C'est le vent d'occident particulièrement, et en général tout vent doux et agréable.

11. Encor a ici le sens de du moins.

16. Humides bords. Ou bords humides (sur la place de l'adjectif, voir les Entretiens, p. 118).

Along the marshes, wet and low,

That fringe the kingdom of the storm.

18. Compassion. Le roseau est ironique. Il sait bien que le chêne n'a parlé que pour vanter sa force et se glorifier, et qu'il n'est nullement doué d'un bon naturel. En réalité, il insulte au

roseau.

21. I bend, indeed, but never break.

28. Tient bon. C'est-à-dire, il résista, il se défendit, il ne céda pas. On dit dans le même sens tenir ferme.

Morale. Jouissez modestement des avantages que le ciel vous a donnés, et n'humiliez pas, par votre ostentation, ceux qui sont moins heureusement doués que vous.

XIII.

LE LIÈVRE ET LES GRENOUILLES (II, 14).

Il n'y a guère de poltrons qui connaissent toujours toute leur peur.

La Rochefoucauld.

s;

Je ne sais par quels ressorts la peur agit en nous mais assurément c'est une étrange passion. Les médecins disent qu'il n'y en a aucune qui emporte davantage notre jugement hors de son assiette. En effet, j'ai vu beaucoup de gens devenus insensés de peur; et, chez les plus calmes eux-mêmes, elle engendre de terribles éblouissements.

Montaigne.

Un jeune seigneur turc dit qu'il avait eu pour souverain précepteur de vaillance un lièvre. Un jour étant à la chasse, raconte-t-il, je découvris un lièvre dans son gîte; et encore que j'eusse deux excellents lévriers à mes côtés, je crus bien faire, pour ne point le manquer, d'employer aussi mon arc; j'en avais belle occasion. Je décochai jusqu'à quarante flèches que j'avais dans mon carquois; non-seulement je ne le tuai pas, mais je ne l'éveillai même pas. Enfin je lançai mes lévriers, qui ne réussirent pas mieux que mes flèches. J'appris par là que ce lièvre avait été protégé pár sa destinée; et que ni traits ni glaives ne portent sans la permission de notre fatalité, laquelle nous ne pouvons ni avancer ni reculer.

Idem.

Et vous, n'eûtes-vous jamais peur ? Le soir, autour de l'église, à l'écho de vos pas; la nuit, au plancher qui craque; en vous couchant, lorsqu'un genou sur le lit vous n'osiez retirer l'autre pied, crainte que, de dessous une main. . . . Prenez la lumière, regardez bien : rien, personne. Posez la lumière, ne regardez plus: il y est de nouveau. C'est de celui-là que je parle.

Töpffer.

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