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plutôt voix spontanée d'un peuple, elles expriment sa pensée intime, sa constante préoccupation, la guerre sainte. Toutefois parmi les anciennes chansons de geste il n'en est qu'un petit nombre qui racontent le fait réel de la croisade1: cet événement, trop récent encore, n'avait pas grandi, dans l'imagination populaire, à la hauteur de l'épopée. D'ailleurs,' les éléments traditionnels dont s'emparèrent les jongleurs existaient avant ces grandes et merveilleuses expéditions. Mais le même esprit qui poussa la chrétienté vers l'Asie inspira les chantres épiques de la chrétienté : le même besoin. religieux et guerrier éclata à la fois dans les croisades et dans les chants nationaux; c'étaient dans les faits et dans les idées deux effets d'une même cause, deux manifestations du même sentiment. La grande œuvre de Charlemagne, l'immense service qu'il rendit à la civilisation renaissante en arrêtant les invasions du nord, s'est transformée dans les chansons de geste. Ce sont les Sarrasins qu'il repousse. Les trentetrois campagnes du grand roi contre les Saxons n'ont laissé de souvenir que dans le titre d'un seul ouvrage, le Guiteclin (Witikind) de Jean Bodel; c'est habituellement avec les Sarrasins d'Espagne, de Septimanie, d'Italie, d'Orient que nos poëtes le mettent aux prises. C'est une habitude chez eux de transformer en musulmans tous les peuples auxquels il fit la guerre; de même que, pour donner à la lutte religieuse. son expression la plus glorieuse et sa personnification la plus poétique, c'est à Charlemagne qu'ils attribuent volontiers tous les succès remportés sur les ennemis du nom chrétien.

moyen âge, le sens du mot latin gesta; on lit dans les vers qui accompagnent la vie de Charlemagne, par Éginhard :

« Hæc prudens gestam noris tu scribere, lector,

« Einhardum magni magnificam Caroli. »

On donna même par la suite le nom de gens de geste aux personnes dont la famille avait une célébrité historique.

4. Quelques poëtes ont célébré la première croisade. Grégoire de Tours, surnommé Bechada, et dont il ne nous reste que le nom, avait embrassé, dans un long poëme provençal, l'ensemble des événements de cette expédition. Le siége d'Antioche est l'objet d'un autre chant épique en tirades monorimes composé avant l'année 4402 dans le dialecte du nord par le pèlerin Richard, et refait, sous Philippe-Auguste, par Graindor de Douai. M. Paulin Paris a publié en 1848 cette seconde version avec un fragment qui reste de la première.

Ainsi la grande victoire de Poitiers, l'expulsion des Arabes de toute la Septimanie sont enlevées à Charles Martel et à Pépin pour être mises au compte de leur illustre successeur. Les trouvères vont même, ou plutôt mènent leur héros plus loin ils le conduisent jusqu'à Jérusalem. On se tromperait néanmoins si l'on espérait trouver là quelque chose d'analogue à une croisade. C'est un voyage fort paisible, où l'empereur d'Occident va, avec ses douze pairs, s'asseoir pacifiquement dans les chaires de J. C. et des douze apôtres, au temple de Jérusalem, et, après quelques exploits assez peu édifiants et quelques miracles assez inutiles, revient chargé de reliques dont il enrichit l'abbaye de Saint-Denis. On pense que les relations de Charlemagne avec le khalife Haroun-alRaschid furent le germe de cette tradition. Le poëme original, dont nous indiquons en note le titre1, semble être une œuvre monacale où règne peu d'inspiration héroïque. Nous citerons pourtant un passage dont la pensée ne manque pas de grandeur. Il contribue à montrer que nos poëtes considéraient Charlemagne comme le type du christianisme armé, et la terreur de tous les infidèles. C'est au moment où l'empereur et ses preux compagnons ont pris leurs places dans le temple.

Charle eut le regard fier, il eut le chef levé.
Un juif alors entra, voulut le regarder :
Quand il apercut Charle, il se prit à trembler,-
Tant eut fier le visage; il n'osa regarder;

Peu s'en faut qu'il ne choît: fuyant s'en est tourné.

Chronique de Turpin; chanson de Roland.

Nous devons dire ici quelques mots d'un autre ouvrage analogue, composé certainement par un moine, et qui a joui d'une célébrité d'emprunt : c'est la chronique latine attribuée faussement à Turpin, archevêque de Reims, contemporain de Charlemagne. Elle a pour titre : De vita et gestis Caroli

1. Ci commence le livre comment Charles de France va à Jérusalem. — L'auteur n'en est pas connu, et ne mérite guère de l'être. Cet ouvrage, dont on n'a publié que des extraits, renferme 992 vers de douze syllabes.

On peut voir aussi : Nobles prouesses et vaillances de Galyen Rhétoré (restauré), roman en prose. Paris, 1500.- Li Romans de Fierabras, conservé en prose française, et dont Imm. Bekker a fait récemment connaître une transcription provençale.

magni; mais il s'en faut de beaucoup qu'elle en justifie toute l'étendue. Si l'on en excepte quelques phrases consacrées aux premiers exploits et à la mort de l'empereur, elle se réduit au récit de l'expédition entreprise contre les Sarrasins d'Espa gne et à la déroute de l'arrière-garde française près de Roncevaux. Les préoccupations ecclésiastiques de l'auteur se révèlent dans le but qu'il assigne à l'expédition de Charlemagne. Le vrai motif, suivant lui, en fut un songe dans lequel saint Jacques de Compostelle avait commandé au monarque d'aller retirer ses reliques de la possession des Sarrasins. Elles se trahissent aussi dans la recommandation indirecte qu'il adresse aux princes de bâtir de nombreuses églises et de doter richement les monastères; sans cette précaution, assure-t-il, Charlemagne eût été infailliblement damné. C'est à tort que plusieurs critiques ont regardé cette légende monacale comme la source des poëmes carlovingiens. Il est prouvé qu'elle n'est au contraire qu'une compilation informe tirée des chants populaires dont elle détruit à la fois la hardiesse et la naïveté1.

Un de ces poëmes dont la composition est certainement antérieure à la chronique du faux Turpin, c'est la fameuse chanson de Roland ou de Roncevaux. C'est probablement la plus ancienne et à coup sûr l'une des plus remarquables épopées de ce cycle, elle remonte, sous sa forme primitive et élémentaire, jusqu'au temps de Louis le Débonnaire. Le biographe anonyme de ce prince, qu'on cite sous le nom d'Astronomus, atteste que déjà les héros qui périrent dans cette retraite étaient de son temps l'objet des chants du peuple3. La première rédaction qui nous en est restée a été écrite au xi siècle par le trouvère normand Turold. Ce poëme, plus voisin de sa forme première, moins surchargé d'additions que les autres chansons de geste, présente à la lecture un plan d'une simplicité noble, d'un ton héroïque et quelquefois

1. P. Paris, Berté aus grands piés, préface, p. xxxv et suivantes. - Raynouard, Journal des Savants, juillet 1832.-Fauriel, Revue des deux Mondes, t. VIII, p. 390.

2. La chanson de Roland, ou de Roncevaux, a été publiée pour la première fois par M. Michel, en 1837, et récemment par M. F. Génin en 1850. 3. Voyez les Grandes chroniques de France, t. II, p. 45.

sublime. Ici nul épisode, nulle longueur, nulle complication parasite cinq chants suffisent au trouvère pour développer cette pathétique légende, cette défaite triomphante d'un paladin vaincu par la trahison et par sa téméraire valeur. Nous en avons cité plus haut un fragment', celui de la mort de Roland. Nos lecteurs n'ont pas manqué d'admirer la fière allure de cette poésie primitive. Rien n'est beau comme cette mort héroïque du guerrier abandonné sur la montagne, seul avec son épée, à laquelle il adresse ses adieux, et qu'il cherche à briser pour la sauver de la honte de tomber entre les mains des mécréants. Il frappe contre le rocher avec sa noble Durandal, et c'est le rocher qui se brise; et les paysans des Pyrénées montrent encore aujourd'hui au voyageur la brèche gigantesque qu'on nomme la Brèche de Roland. C'est ainsi que la tradition de ces vieux âges laissait partout de profondes traces, et, à défaut d'un langage digne d'elle, faisait de la nature elle-même l'expression de ses fortes pensées.

A côté des grandes images, on rencontre dans ce poëme des sentiments d'une élévation héroïque. Je n'en citerai qu'un exemple qui me semble comparable à un trait admiré de l'antiquité. On sait que Léonidas aux Thermopyles exhortait ses héroïques compagnons à prendre leur dernier repas, leur promettant qu'ils dineraient ensemble chez Pluton. Dans une des récensions du poëme français, Turpin, blessé mortellement, rappelle aux siens le bonheur d'avoir fait fuir l'ennemi loin de leur champ de mort, il les exhorte à poursuivre leur avantage et leur promet de reposer cette nuit dans le ciel. Il faut lire cette pensée dans les termes de l'original, dont la simplicité me semble ici sublime.

Dit l'archevêque : « Pensez à l'exploiter.

Le champ est nôtre! bien nous devons priser.
La mort m'approche, n'y a nul recouvrer,
En paradis, où sont les preux guerriers,
Sont les lits faits où nous devons coucher. »>

Et ces hommes, qui n'attendent que la mort, s'occupent de se réunir tous dans leur future patrie; Roland va chercher l'un après l'autre ses vassaux blessés, il les apporte à l'arche

1. Pages 64 et 65.

vêque pour qu'il les bénisse, et le vieillard mourant ouvre la vie éternelle à ses compagnons qui vont aussi mourir.

Lors vint aux comtes, ne les méchoisit (méconnut) mie
Tous, un à un, les porta sans aïe (aide)
Devant Turpin, qui moult sut de clergie.

Turpin en pleure, lors n'a talent (envie) qu'il rie;
De Dieu les signe, en qui moult se confie,

Qu'il leur octroie la perdurable vie.

C'est ainsi que de l'inspiration chrétienne, la poésie épique du moyen âge savait tirer sans effort des beautés du premier ordre.

Caractère féodal des chansons de Geste.

Le second et le plus frappant caractère des chansons de Geste, c'est l'inspiration féodale. Chantées dans les châteaux des fiers barons dont les ancêtres avaient lutté contre les derniers Carlovingiens et morcelé l'empire des Francs, elles devaient trouver un puissant écho, quand elles redisaient les combats acharnés et la valeur téméraire qui leur avaient conquis l'indépendance. Aussi les poëtes sont-ils ouvertement favorables aux grands vassaux qui entourent ou combattent le monarque. Lui-même joue un assez triste rôle dans leurs compositions, si toutefois on excepte la plus ancienne, la Chanson de Roland, où l'esprit féodal n'a pas encore supplanté l'admiration pour le roi. Dans toutes les autres, Charlemagne, formidable par sa puissance, est souvent odieux par sa conduite. Emporté, capricieux, crédule à l'excès, avare, timide, irrésolu, il a grand besoin des sages avis des vieux barons qui l'environnent et des bons coups de lance de ses preux compagnons. Sans cesse aux prises avec des vassaux révoltés, il faiblit souvent sous leurs héroïques efforts, et ne parvient à les vaincre que par trahison. On est tout étonné quand on lit sous un pareil portrait le nom de Charlemagne; on sent que cette glorieuse renommée porte ici la peine de la faiblesse et de l'incapacité de ses successeurs. Ce n'est pas à sa personne qu'en veulent les trouvères : ils dépeignent Charlemagne sous les traits qu'ils sont habitués à trouver dans le pouvoir royal. Ils ne flattent pas da

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