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comprendre sans effort ce qu'on jugeait inabordable. Le don particulier de cet esprit facile c'est de s'approprier, par une méditation rapide, ce qu'il emprunte à tout le monde. C'est ainsi qu'au début de sa carrière il sut interroger les principaux acteurs du grand drame révolutionnaire. « Vieux débris de la constituante, de l'assemblée législative, de la convention, du conseil des cinq cents, du corps législatif, du tribunat; girondins, montagnards, vieux généraux de l'empire, fournisseurs les armées révolutionnaires, diplomates, financiers, hommes de plume, hommes d'épée, hommes de tête, hommes de bras, M. Thiers passait en revue tout ce qu'il en restait, questionnant l'un, tournant autour de l'autre pour le faire parler, prêtant l'oreille gauche à celui-ci, l'oreille droite à celui-là; et puis réunissant, coordonnant dans sa tête tous ces propos interrompus, il rentrait chez lui, se couchait sur le Moniteur, et ajoutait une page de plus à cette belle Histoire de la révolution française1» qui parut de 1823 à 1827, et fut placée dès l'abord aux premiers rangs de nos grands travaux historiques. On a accusé dans l'auteur cette impartialité de l'intelligence on a prétendu qu'indifférent au crime et à la vertu, l'historien n'avait d'admiration que pour le succès, et ne commençait à blâmer ses idoles successives qu'à l'instant de leur chute. Il y a exagération dans cette critique; mais peut-être faut-il avouer que, dans le premier ouvrage de M. Thiers, le plaisir de comprendre empiète un peu sur le devoir de juger. Ne nous plaignons pas trop de ce défaut. Tant d'hommes aujour-d'hui possèdent la qualité contraire!

Au-dessous des historiens illustres que nous n'avons fait qu'indiquer, il en est vingt autres qui mériteraient d'être. cités aussi. Nous ne faisons point un catalogue; il nous suffit de signaler les chefs d'école, ceux qui représentent une idée ou une tendance nouvelle. Nous devons néanmoins ajouter que jamais en France l'histoire n'avait été généralement cultivée avec plus d'ardeur, comprise avec plus d'intelligence, écrite avec plus d'intérêt.

1. Galerie populaire des contemporains illustres, par un homme de rien (M. de Loménie).

CHAPITRE XLVIII.

L'ÉCOLE ROMANTIQUE.

LE CENACLE.-LA PRÉFACE DE CROMWELL.-LES ORIENTALES ET LES FEUILLES D'AUTOMNE.MM. DE VIGNY, DE MUSSET, SAINTE-BEUVE, DE CHAMPS. -LE DRAME; SHAKSPERE; HERNANI; MARION DELORME. M. ALEXANDRE DUMAS.

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Nous avons, dans nos études précédentes, atteint et quelquefois dépassé la seconde moitié de la restauration. Alors la question morale est décidée : les principes religieux et sociaux, dont le rétablissement semble la tâche de notre siècle, sont affirmés par des voix éloquentes. La question de forme se pose avec plus de netteté; l'école romantique promulgue et pratique ses théories. Le public lui-même est attentif, et trouve, entre deux révolutions politiques, le loisir de se passionner pour un problème de littérature.

Par le fait, il était déjà résolu. La poésie de Béranger et de Lamartine n'était pas celle de l'école impériale. Chateaubriand jouissait depuis longtemps de toute sa gloire; on peut dire que la révolution littéraire était accomplie. Que restait-il donc à faire? Reconnaître ce qui existait déjà, l'ériger en système, le formuler, l'exagérer même. La littérature nouvelle était victorieuse sur toute la ligne; mais il fallait une fanfare un peu bruyante pour informer le public de son triomphe.

Elle commença à sonner vers 1827. Les poëtes de la défunte Muse française étaient dispersés; le faisceau politique. qui les avait réunis était rompu. « Autour de M. V. Hugo et dans l'abandon d'une intimité charmante, il s'était formé un très-petit nombre de nouveaux amis; deux ou trois des anciens s'étaient rapprochés. On devisait les soirs ensemble; on relisait les vers qu'on avait composés.... Le vrai moyen âge était étudié, senti dans son architecture, dans ses chroniques, dans sa vivacité pittoresque; il y avait un sculpteur, un peintre parmi ces poëtes, et Hugo, qui, de ciselure et

de couleur, rivalisait avec tous les deux.... L'hiver on eut quelques réunions plus arrangées, qui rappelèrent peut-être par moments certains travers de l'ancienne Muse. » Et l'auteur des lignes que nous venons de citer, témoin et acteur de ces soirées intimes, se reproche d'avoir trop poussé à l'idée du Cénacle en le célébrant1.

:

C'est toujours dans des sociétés de ce genre qu'on se donne le courage de l'exagération. L'homme de lettres y a deux sortes d'opinions : les siennes, qu'il endort, et celles de la coterie, qu'il affiche. L'opinion officielle du Cénacle fut le romantisme le plus hardi, le plus flamboyant. On l'étala avec fracas dans les journaux, dans les préfaces à l'éclat du talent on voulut joindre celui du scandale. Les vieux classiques endurcis servirent merveilleusement cette habile tactique, ils se fâchèrent; ils firent du bruit avec leur colère, comme les romantiques avec leurs théories. BaourLormian, dans sa comédie le Classique et le Romantique, établissait une synonymie peu polie entre classique et honnête homme, romantique et fripon. Bientôt il braqua contre ses adversaires son Canon d'alarme, mais montra peu de goût dans le choix de sa mitraille; il disait, entre autres gracieuses choses :

Il semble que l'excès de leur stupide rage
A métamorphosé leurs traits et leur langage;
Il semble, à les ouïr grognant sur mon chemin,
Qu'ils ont vu de Circé la baguette en ma main.

On pouvait trouver un compliment plus délicat, mais non une périphrase plus classique. Vanderbourg, Auger, Alexandre Duval figurèrent bravement dans ce combat digne d'un nouveau Lutrin. Le feuilletoniste Hoffmann, l'enfant terrible du parti, s'écriait, en parlant de Schiller, qu'un homme qui avait fait d'aussi pitoyables tragédies que la Pucelle d'Orléans, « méritait d'être fouetté sur la place publique. Jadis le Misanthrope de Molière trouvait qu'un homme est pendable après avoir fait de mauvais vers les Trissotins. du XIXe siècle s'étaient humanisés. Il n'est pas jusqu'à Le

4. Sainte-Beuve, Critiques et Portraits, t. I,

p. 363.

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mercier, accusé à tort d'être le père de la nouvelle école1, qui ne s'empressât de la maudire dans son Cain, parodiemélodrame, précédée d'un prologue et d'un pot - pourripréface; il s'écriait, dans toute l'indignation d'un Juvénal :

Avec impunité les Hugo font des vers!

Pour remédier à un si grand malheur, au mois de janvier 1829, sept vénérables, parmi lesquels on distinguait l'auteur du Canon d'alarme avec MM. Jouy, Arnault et Étienne, présentèrent au roi Charles X une requête à l'effet d'exclure du Théâtre-Français toute pièce entachée de romantisme. Le prince répondit, en homme d'esprit, que, dès qu'il s'agissait de poésie, il n'avait que sa place au parterre. La carrière resta donc ouverte aux frères puînés de Cromwell, et l'école romantique y perdit la popularité d'une petite persécution2.

La préface de Cromwell.

Les écrivains de la jeune école acceptaient courageusement la guerre. « On pourrait quelquefois, disait leur plus illustre poëte, se prendre à regretter ces époques plus recueillies ou plus indifférentes qui ne soulevaient ni combats ni orages autour du paisible travail du poëte. Mais les choses ne vont plus ainsi. Qu'elles soient comme elles sont. Les luttes sont toujours bonnes, malo periculosam libertatem. » La préface de son drame de Cromwell fut le manifeste du parti. Elle joua, en 1827, le même rôle qu'avait rempli, en 1549, la Défense et illustration de la langue françoise, par du Bellay. La situation n'était pas sans analogie, et le Cenacle avait plus d'un rapport avec la Pléiade; comme elle, il renfermait des hommes du plus grand talent; il voulait, comme elle, renouveler la forme d'une littérature vieillie. Mais le mouve

4. Non tantis culpandus virtutibus, comme dit Tacite.

2. Elle en fut dédommagée un peu plus tard. Dans sa préface de Marion Delorme, M. V. Hugo se plaint énergiquement de la censure, indulgente pour les ouvrages d'école et de convention, qui fardent tout, et par conséquent déguisent tout; impitoyable pour l'art vrai, consciencieux, sincère. »

3. Préface des Orientales.

ment avait lieu en sens inverse; l'école de Ronsard réagissait contre le moyen âge au nom de l'antiquité; la pléiade moderne attaquait l'imitation de l'antiquité en s'appuyant sur le moyen àge.

La déclaration de principes de M. V. Hugo était tracée. avec la hardiesse de touche qui caractérise ce puissant esprit. L'auteur divisait en trois époques toute la carrière qu'a parcourue l'humanité, les temps primitifs, l'antiquité, l'âge moderne. La poésie se partageait en trois formes correspondantes, l'ode, l'épopée et le drame. L'âge chrétien ou moderne était tout dramatique. Le drame, forme plus complexe, plus compréhensive que les deux autres, embrassait tous les éléments de la vie, le corps comme l'esprit, le grotesque comme le beau l'idéal suprême de la poésie moderne était le caractère. Le brillant critique renversait ensuite, en se jouant, l'échafaudage des règles arbitraires. Comme Goethe, il ne reconnaissait qu'une seule des trois fameuses unités celle de l'ensemble (das Fassliche)'. Puis il se moquait, avec beaucoup d'esprit, de l'école classique, de ses périphrases, de son élégance factice, et terminait par d'excellentes observations sur la langue et les vers dramatiques.

Le principal défaut de ce manifeste, c'était d'être un manifeste. Dans la lutte, les idées s'exagèrent pour se mieux dessiner, le ton même prend une certaine importance, qu'un quart de siècle plus tard on trouve presque déclamatoire. C'est ce que nous éprouvons aujourd'hui en relisant tous les écrits dogmatiques de l'école jadis nouvelle. Les auteurs semblent toujours sur le trépied; ils ne parlent que de Dieu, de l'humanité, de leur haute mission: ils vous font l'histoire de la civilisation à propos d'un drame. Tout cela était alors bien loin de paraître ridicule, et atteste l'intérêt que le public attachait à une réforme poétique.

Même caractère dans les doctrines: la vérité toute pure n'eût pas été assez piquante, assez agressive pour une déclaration de guerre. Quoi de plus juste que de dire que la poésie moderne ne devait être exclusivement ni grecque, ni latine,

4. Voyez plus haut, page 577.

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