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fiée. Il en réclame une autre qui ne le blesse pas, et il s'agite jusqu'à ce qu'il l'ait trouvée1. »

Veut-on mesurer la distance qui sépare Benjamin Constant de l'école du XVIe siècle, qu'on nous permette encore quelques citations :

« Le christianisme a introduit dans le monde la liberté morale et politique.

« Si le christianisme a été souvent dédaigné, c'est parce qu'on ne l'a pas compris. Lucien était incapable de comprendre Homère Voltaire n'a jamais pu comprendre la Bible.

<«<La philosophie ne peut jamais remplacer la religion que d'une manière théorique, parce qu'elle ne commande pas la foi, et ne peut devenir populaire.

«Pour employer la religion comme un instrument, il faut n'avoir pas de religion.

« L'incrédulité n'a aucun avantage, ni pour la liberté politique, ni pour les droits de l'espèce humaine; au contraire, elle peut frapper de mort les institutions abusives, mais plus infailliblement encore elle doit mettre obstacle à la renaissance de toutes celles qui préserveraient des abus. »>

On reconnaît dans toutes ces opinions, l'ami et l'intime confident de Mme de Staël. On suit dans Benjamin, comme dans cette femme illustre, le mouvement progressif et continu qui, sans violente réaction, conduit le xix siècle au delà de l'irréligion de l'âge précédent. Tous deux représentent la transition paisible d'un siècle à l'autre et l'union féconde de la France avec l'Allemagne.

Il ne faut pas oublier que la gloire la plus populaire et peut-être la plus incontestable de Benjamin Constant est celle d'orateur parlementaire, dont nous ne devons pas nous occuper ici. Nous l'avons dit à propos des grands noms de la première révolution, nous renonçons à étudier la tribune politique dans cette courte histoire nous ne savons pas considérer la parole indépendamment de la pensée qu'elle exprime, et nous ne pouvons entrer dans l'arène tumultueuse

1. De la religion, t. I, ch. 1.

où s'agitent encore les partis. C'était alors le temps des grandes luttes constitutionnelles : alors la tribune faisait l'éducation politique du pays. D'un côté, l'école légitimiste comptait dans ses rangs les Labourdonnaye, les Delalot, les Bonald, les Villèle, les Corbière, les Martignac, des hommes. de sentiment et des hommes d'affaires; de l'autre, l'opinion. libérale possédait Royer-Collard, le philosophe du parti, Laîné, Manuel, Foy, Casimir Périer, Laffitte, plusieurs autres ou moins illustres ou encore vivants. Benjamin Constant était de tous ces orateurs le plus spirituel, le plus habile, le plus fécond. La nature lui avait refusé les avantages extérieurs du port, du geste et de l'organe; mais il y suppléait à force d'esprit et de travail. Infatigable publiciste, ses articles, ses lettres, ses brochures et ses discours composeraient plus de douze volumes. Cette fécondité ne nuisait point à la perfection de la forme; ce qui fera vivre ses discours, c'est le style, un style plein de séduction. « La plupart sont des chefsd'oeuvre de dialectique vive et serrée, qui n'ont eu depuis rien de semblable et qui font les délices des connaisseurs. Quelle richesse! quelle abondance! quelle flexibilité de ton! quelle variété de sujets! quelle suavité de langage! quel art merveilleux dans la disposition et la déduction enchaînées des raisonnements! comme cette trame est finement tissue! comme toutes les couleurs s'y nuancent et s'y fondent avec harmonie!... Peut-être même ces discours sont-ils trop finis, trop perlés, trop ingénieux pour la tribune1. » A la tribune même Benjamin Constant était encore un écrivain.

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En terminant l'histoire de cette première période de la restauration, une réflexion nous frappe. Dans le grand travail de reconstruction religieuse et sociale qui caractérise notre siècle, nous remarquons la puissance secrète qui, en dépit des préjugés de famille, d'éducation et de parti, ramène peu à peu vers des opinions voisines, sinon identiques, les grandes intelligences parties des points les plus divers. Chateaubriand, Victor Hugo, Lamartine, Lamennais, d'un côté; de l'autre, Mme de Staël, Benjamin Constant, Béran

4. Timon (Cormeniu), Etude sur les orateurs parlementaires.

ger, Courier, sont moins éloignés entre eux au terme qu'au début de leur carrière. Ne peut-on pas conjecturer que l'unité, ce bien si désirable, n'est pas définitivement refusée à notre âge?

CHAPITRE XLVII.

LA CRITIQUE ET L'HISTOIRE.

LE GLOBE.LA SORBONNE.—LES DIVERSES ÉCOLES HISTORIQUES.-M. GUIzot. MM. AUGUSTIN THIERRY, DE SISMONDI, MICHELET ET

-M. DE BARANTE.
THIERS.

Le Globe.

Le mouvement littéraire qu'on a nommé le romantisme, et dont nous avons déjà vu les premiers symptômes dans la Muse française, se prononce davantage à partir de 1824. Il se dégage de l'alliance ultra-monarchique, pour se pénétrer de plus en plus des inspirations libérales. C'est alors que . Chateaubriand, le chef de l'école, tombé du ministère, passe à l'opposition et au journal des Débats. C'est alors que se forme une réunion de jeunes écrivains pleins d'ardeur, de savoir, d'audace, qui rédigent pendant six années avec un succès toujours croissant, la plus importante de toutes les publications périodiques de la restauration, le journal le Globe. Un jeune professeur d'un talent remarquable, destitué en 1822, pour ses opinions politiques, M. Pierre Dubois, en conçoit la pensée et en prend la direction. Il porte dans cette œuvre, avec toute la verve de son style, toute la décision de sa pensée. Son but avoué, proclamé hautement, c'est de donner toutes les libertés pour conséquences à la liberté politique, de faire rayonner les principes de 89 dans la sphère de l'art, de la philosophie, de la religion. Près de lui se rangent son condisciple, M. Pierre Leroux, qui, avec des connaissances spéciales, dirige le matériel de l'entreprise, et son brillant élève, M. Sainte-Beuve, qui après quelques pré

ludes sur la géographie de la Grèce, question alors toute vivante, ouvre dans le Globe la campagne romantique, par son Tableau de la poésie française au XVI siècle; M. Damiron y publie, en une série d'articles, son Histoire de la philosophie du XIXe siècle. Jouffroy, autre professeur en disgrâce, comme Dubois, apporte au Globe sa noble et éloquente parole, habituée à la clarté par l'étude des philosophes écossais il débute dans le onzième numéro du Globe par son fameux article: Comment les dogmes finissent. Deux élèves de Jouffroy, MM. Duchâtel et Vitet, enrichissent le journal de leurs travaux l'un sur l'économie politique, l'autre sur les arts1. M. Ch. Magnin y expose ses larges idées sur les grandes questions littéraires, et dissimule une immense érudition sous la vivacité brillante de sa polémique. M. Patin, jeune lauréat de l'Académie française, y déploie déjà ce goût si pur, ce savoir à la fois si solide et si ingénieux qu'il a portés depuis dans une des chaires de la Sorbonne. Enfin MM. de Rémusat et Duvergier de Hauranne viennent augmenter le nombre des hommes distingués dont le Globe est le centre, et quand ce journal agrandi aura fourni le cautionnement (en 1828), ils en partageront la direction politique avec le rédacteur en chef. Cependant Dubois se réserve l'examen du théâtre français: il pressent que c'est là que vont se livrer les grandes luttes. La poésie lyrique a déjà déployé son vol, grâce à Lamartine et à Béranger : elle poursuivra bientôt son glorieux essor avec les Orientales et les Feuilles d'automne de V. Hugo; c'est vers le drame que la critique va convier désormais la jeune poésie française. Déjà les traducteurs ont donné le signal; M. Guizot a revu et redonné au public le Shakspere de Letourneur, avec une remarquable préface; la grande collection intitulée Chefs-d'œuvre des théâtres étrangers, signée des noms les plus honorables, ceux des Barante, des Andrieux, des Nodier, des Villemain, des Rémusat et autres, a initié le public à des nouveautés

4. M. Vitet a publié de plus en 1826, 1827 et 1829, des Scènes historiques d'un mérite remarquable, les Barricades, les Etats de Blois et la Mort de Henri III. L'intelligence des faits et des passions y est habilement mêlée à la peinture des mœurs locales.

qui l'eussent scandalisé autrefois. Le directeur du Globe éperonne de sa critique acérée les traînards de la vieille tragédie impériale. Il se raille de ces peuples d'abstraction, de ces conjurés stéréotypes qui ne sont créés et mis au monde que pour crier laconiquement. Courons! nous le jurons! ou bien : qu'il meure! Aux cadres de convention où les classiques impénitents emprisonnent invariablement tous les sujets, il oppose tout simplement l'histoire. La chronique en main, il montre au public la stérilité de leurs créations étroites. « Où sont, je le demande, les inventions qui pourraient ici rivaliser avec la réalité? Quel homme pourrait se flatter d'avoir plus de poésie dans l'esprit qu'il n'en ressort de toutes ces scènes de désordre, de passion, de fanatisme, d'hypocrisie et d'intrigue?»> Toutefois ce n'est pas un grossier réalisme que le critique préconise. Il veut que la tragédie retrouve l'idéal à force de vérité et d'imagination: « La merveille, ajoute-t-il, c'est de faire revivre les figures qui paraissent mortes et inanimées sur les pages d'une chronique; c'est de retrouver par l'analyse toutes les nuances des passions qui ont fait battre ces cœurs; c'est de recréer leur langage et leur costume. Voilà ce qu'a fait Shakspere dans presque toutes ses pièces historiques; voilà ce qu'a fait Racine dans

Athalie1»

Tel était l'esprit de sagesse et de haute critique qui inspirait le Globe. Tout ce qui s'intéressait à la littérature en France, c'est-à-dire alors toute la partie éclairée du public, était attentif à de pareilles leçons. L'Allemagne ne s'en préoccupait pas moins. Elle admirait cette raison qui, pour être élevée, ne se croyait pas obligée d'être obscure ni injurieuse. « Les rédacteurs du Globe, disait Goethe, sont hommes du monde, leur langage est clair, net, hardi à l'extrême. Quand ils blâment, ils sont délicats et polis, bien différents de nos lettrés allemands, qui croient devoir haïr quiconque ne pense pas comme eux. Je regarde ce journal comme le plus intéressant de notre époque, et je ne saurais m'en passer.»

4. P. Dubois, Globe, 1826. Analyse de la tragédie de Marcel.
2. Eckermann's Gespräche mit Goethe, B. I, S. 249, Juny, 1826.

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