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qui s'y déploient, un caractère d'abstraction et de généralité métaphysique plane au-dessus des discussions et en accuse l'origine. L'Assemblée constituante voit s'asseoir dans son centre, avec Mounier, Malouet, Lally-Tolendal, les doctrines de Montesquieu et de Voltaire; à sa gauche s'agitent déjà les théories du Contrat social avec Duport, Lameth, le penseur Sieyès et l'éloquent Barnave, contre lesquels proteste en vain l'ancien régime par l'organe disert de Cazalès et de Maury. Au-dessus de tous ces hommes domine Mirabeau, le génie de l'éloquence moderne, incorrect, puissant et quelquefois sublime, qui réunissait en lui seul la passion populaire et l'intelligence politique, et à qui il n'a manqué que la vertu pour être un orateur accompli.

L'Assemblée législative, transition rapide entre les deux grandes réunions révolutionnaires, vit déjà dans son sein quelques orateurs qui devaient illustrer la Convention, le philosophe Condorcet, biographe et admirateur de Voltaire, et ces éloquents et infortunés Girondins, Vergniaud, Guadet, Gensonné, enivrés de l'enthousiasme et des paradoxes de Rousseau. A ses portes rugissaient déjà Danton et Robespierre. C'est le sort de toute révolution de s'élancer jusqu'à ses limites extrêmes, et de se perdre par ses excès. Le mouvement philosophique de Voltaire était tombé jusqu'à Helvétius et au baron d'Holbach: la Convention, après avoir immolé tout ce qu'elle renfermait de plus grand, descendit à Robespierre et à Marat. De tels noms ne peuvent plus avoir rien de commun avec l'histoire de la littérature : quand un monstre porte son affreuse démence jusqu'à demander à la tribune même deux cent soixante-dix mille têtes pour assurer la paix, il ne mérite d'autre histoire que l'écrou du geolier et le registre du bourreau.

Ainsi semblait finir dans le sang et la boue une révolution si prodigue à son début d'espérances et de hautes pensées. Mais ses crimes mêmes ne doivent pas nous voiler le spectacle de ses grandeurs. Que de nobles élans, de passions généreuses, de paroles et d'actions héroïques! Que de conquêtes définitives pour la civilisation! Les castes effacées, les priviléges détruits, ceux des individus comme ceux des

provinces; l'unité nationale fondée, la liberté de conscience reconnue, les citoyens devenus égaux devant la loi, les parlements supprimés, la torture abolie, le jury établi, le Code civil esquissé et promis à l'Europe, l'éducation nationale essayée et admise en principe, l'industrie et le commerce délivrés de leurs entraves, tous les progrès futurs devenus possibles et nécessaires, tels sont les fruits précieux de tant de travaux et de tant de pensées, de tant d'écrits spirituels, éloquents, audacieux, qui composent la littérature du XVIIIe siècle.

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Tandis que l'audace des philosophes du XVIIIe siècle sapait les bases du trône et de la religion, chose surprenante! une puissance bien moins auguste avait échappé à leurs attaques. Parmi toutes les traditions de l'âge précédent, Voltaire n'en avait respecté qu'une, celle de la forme littéraire. A sa suite toute l'école philosophique avait voué aux règles et aux usages de l'art d'écrire un respect superstitieux. A peine pourrait-on signaler çà et là quelques actes isolés d'insubordination, ou quelques doctrines étranges qui passaient presque inaperçues comme d'innocents paradoxes. Les querelles fameuses du XVIIe siècle sur la prééminence des anciens ou des modernes s'étaient assoupies en présence de plus graves préoccupations. C'est en vain que Lamotte d'abord, puis Diderot et enfin Beaumarchais, avaient dirigé contre le système dramatique des Français des attaques partielles, insuffisantes et souvent erronées. Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, en rappelant dans l'éloquence le sentiment moral et l'amour passionné de la nature, avaient fait faire à la réforme littéraire un pas bien plus décisif. Mais ces deux grands hommes ne firent point école au XVIIe siècle : ils restèrent comme de glorieuses exceptions au milieu d'une lit

térature plus spirituelle que naïve, plus solennelle que passionnée. Leur gloire devait attendre encore longtemps. des successeurs. D'ailleurs, ils ne s'exercèrent dans aucun des genres consacrés, dont leur inspiration eût pu renouveler la forme. La tragédie, l'épopée, l'ode, toute la versification demeura entre les mains des disciples de Voltaire, des élégants, mais faibles héritiers de Racine. L'époque impériale leur appartient presque tout entière: c'est alors que fleurit cette école de poëtes qu'on a nommés à juste titre les classiques de la décadence, imitateurs des imitateurs, qui rappellent leurs modèles comme les autres byzantins ressemblent aux écrivains attiques.

Le règne de Napoléon, comme les temps révolutionnaires. qui l'avaient précédé, fut peu favorable aux arts de l'imagination. On faisait alors de trop grandes choses; on ne songeait pas encore à les écrire. L'épopée était partout, excepté dans les vers. Il semble que pour peindre les événements héroïques, il faut les voir à distance: un certain éloignement supprime les détails secondaires qui risquaient de confondre l'ensemble, et ne laisse dominer que les plus hauts sommets. Ajoutez que l'inquiète tutelle du pouvoir nuit à l'originalité des arts qu'elle croit protéger. La censure acheva de mettre les écrivains dans la main du maître. La littérature fut dès lors disciplinée comme tout le reste.

École descriptive.

Écrire, n'étant plus une inspiration, devint un métier. On travailla les vers comme une broderie : l'âme fut une chose superflue pour être poëte; il suffit d'avoir de l'oreille, du goût et surtout de la lecture. C'est alors que se développa dans toute sa gloire le genre bâtard de la poésie didactique et descriptive, qui ne manque jamais aux décadences littéraires. Déjà, en 1770, Saint-Lambert avait donné le signal. Sous l'empire, la poésie descriptive prit assez d'importance pour donner son nom à une école Jacques Delille1en fut

1. 1738-1813. OEuvres principales: les Jardins; l'Homme des champs ; l'Imagination, les Trois Règnes de la nature; la Conversation; la Pitié; tra

le chef, et à force d'esprit, d'élégance dans le langage, grâce ou de coquetterie dans la pensée, il parvint, par ses jolis miracles de versification et de difficulté vaincue, à couvrir aux yeux d'un grand nombre de lecteurs ce qu'il y a de faux et d'antipoétique dans sa manière1. Pendant trente ans les Français ont mis Delille à côté et peut-être au-dessus d'Homère. Lui-même, à la fin de sa carrière, passait orgueilleusement en revue tous ses trophées descriptifs, et se vantait d'avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, six tigres, deux chats, un échiquier, un trictrac, un billard, plusieurs hivers, encore plus d'étés, une multitude de printemps, cinquante couchers du soleil, et un si grand nombre d'aurores qu'il lui eût été impossible de les compter. Il eût mieux fait de se féliciter d'avoir, au milieu de ses autres traductions moins parfaites, rendu élégamment les Géorgiques. C'est là, comme l'a dit Chateaubriand, un tableau de Raphaël merveilleusement copié par Mignard.

A la suite de Jacques Delille marchaient avec moins de gloire, mais dans la même route, l'élégant et correct Fontanes, auteur du Verger, homme d'esprit d'ailleurs, homme de goût, rencontrant parfois dans ses vers d'heureuses et même de touchantes pensées; Castel, chantre des Plantes; Boisjolin, poëte de la Botanique. Esménard chantait la Navigation; Gudin, l'Astronomie; Ricard, la Sphère; Aimé Martin écrivait en vers des Lettres à Sophie sur la physique, la chimie et l'histoire naturelle; Cournand rimait en quatre chants un poëme sur les Styles. Plus une matière était aride, plus les poëtes se croyaient de mérite à la traiter; le style poétique était regardé comme quelque chose d'indépendant de la pensée, comme un ornement mobile qu'on pouvait appli-quer indifféremment à tous les sujets, et monter ou démonter à volonté. La poésie n'était que de la prose enluminée. de métaphores. De là cette horreur du mot propre, cet usage

ductions des Géorgiques et de l'Enéide de Virgile, et du Paradis perdu de Milton.

4. Il faut lire sur le vice de ce genre, que nous ne pouvons exposer ici d'une manière théorique, le curieux et profond ouvrage de Lessing, le Laocoon. On peut voir ce que nous en avons dit plus haut à l'occasion du poëme des Saisons de Saint-Lambert.

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