Page images
PDF
EPUB

idées par les sens; une de ses pages les plus brillantes devançait la fameuse hypothèse de la statue progressivement animée'. Mais c'est un disciple modéré et assez inconsistant de la secte sensualiste il lui arrive quelquefois de la contredire rudement2. On voit qu'en se rattachant au grand parti philosophique, Buffon était entraîné par l'inspiration générale de son époque, plutôt qu'il n'obéissait à une consigne. Il y avait entre lui et les encyclopédistes harmonie préétablie, comme aurait dit Leibnitz, plutôt que dépendance réciproque. C'étaient deux puissances voisines et ordinairement amies, mais sans traité d'alliance3.

1. T. III, p. 364.

2. T. IV, p. 408. « Le sentiment, dit-il, ne peut, à quelque degré qu'il soit, produire le raisonnement. >>

3. Rien ne peint mieux la position de Buffon relativement aux chefs du mouvement littéraire, que quelques anecdotes significatives qui nous ont été conservées. On sait qu'il avait raillé impitoyablement Voltaire pour avoir dit : « Que c'étaient les pèlerins qui, dans le temps des croisades, avaient rapporté de Syrie les coquilles que nous trouvons dans le sein de la terre en France. » Voltaire, de son côté, entendant un jour citer l'Histoire naturelle de Buffon, avait dit, en cachant un grand sens sous un bon mot « Pas si naturelle! » Les hostilités ne durèrent point : des politesses, des éloges mutuels y mirent fin. Buffon envoya un exemplaire de ses œuvres à Voltaire, qui le remercia en l'appelant Archimède ler Buffon lui répondit qu'on n'appellerait jamais personne Voltaire II. Voltaire termina officiellement la querelle par une plaisanterie « Je ne veux pas, dit-il, rester brouillé avec M. de Buffon pour des coquilles.» Buffon, de son côté, prit son plus grand style pour annoncer qu'il n'avait relevé durement l'opinion de Voltaire que parce qu'il ignorait alors qu'elle fût de lui: «Voilà la verité, dit-il; je la déclare autant pour M. de Voltaire que pour moi-même, et pour la postérité.... »

Entendant un jour parler du style de Montesquieu, Buffon demanda si M. de Montesquieu avait un style? Montesquieu, de son côté, employa, en ne jugeant pas Buffon, son grand art de parler sans se compromettre : « M. de Buffon vient de publier trois volumes, qui seront suivis de douze autres : les trois premiers contiennent des idées générales.... M. de Buffon a, parmi les savants de ce pays-ci, un très-grand nombre d'ennemis ; et la voix prépondérante des savants emportera, à ce que je crois, la balance pour bien du temps. Pour moi, qui y trouve de belles choses, j'attendrai avec tranquillité et modestie la décision des savants étrangers; je n'ai vu pourtant personne à qui je n'aie entendu dire qu'il y avait beaucoup d'utilité à le lire. » (Lettres familières. A M. Cerati.)

«Ne me parlez pas, disait d'Alembert, de votre Buffon, de ce comte de Tufière, qui, au lieu de nommer simplement le cheval, dit: La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal.... »

Quant à Rousseau, il alla à Montbar; et, arrivé au pavillon où Buffon avait composé son Histoire naturelle, il se mit à genoux et haisa le seuil de la porte. Quelque temps après, un autre visiteur interrogeant Buffon sur cette circon

[blocks in formation]

Ce qui manquait à Buffon suffit pour assurer la gloire d'un de ses successeurs1. Ce grand homme n'avait trouvé dans la nature qu'une admirable machine, Bernardin de SaintPierre y vit un beau poëme : il adora, il fit sentir à tous les cœurs la main cachée qui produit tant de merveilles, il chercha à saisir les convenances morales, les harmonies de ce grand tout, et fit de l'étude de la nature un hymne pieux à la Providence. Bernardin n'est point un naturaliste, ses ouvrages sont pleins d'opinions fausses ou contestables. Il n'aime point la science: « Nos livres sur la nature, dit-il, n'en sont que le roman et nos cabinets que le tombeau. » Ce qu'il lui faut c'est un site agreste et sauvage, où rien ne rappelle la main de l'homme; ce sont ces antiques forêts dont le feuillage n'avait encore ombragé que les amours des oiseaux, et qu'aucun poëte n'avait chantées. » Ou bien encore, plus modeste dans ses désirs, il se contente d'une humble rose

[ocr errors]
[ocr errors]

lorsque sortant des fentes d'un rocher humide, elle brille sur sa propre verdure, lorsque le zéphyr la balance sur sa tige hérissée d'épines, que l'aurore l'a couverte de pleurs, quelquefois une cantharide, nichée dans sa corolle, en relève le carmin par son vert d'émeraude. C'est alors que cette fleur semble nous dire que, symbole du plaisir par son charme et sa rapidité, elle porte comme lui le danger autour d'elle et le repentir dans son sein. » Il faut considérer Ber

stance : « Oui, répondit-il naturellement, Rousseau y fit un hommage. » (Hé– rault de Séchelles, Voyage à Montbar, p. 13.) Ces anecdotes n'ont pas besoin de commentaire.

4. Bernardin de Saint-Pierre, né en 1737, mort en 1814, fut nommé, en 4792, intendant du Jardin des Plantes et du cabinet d'histoire naturelle.

nardin de Saint-Pierre comme un moraliste poëte, qui pour proclamer Dieu et la Providence compose son langage de tous les phénomènes les plus éclatants de la création. Luimême nous donne une idée de l'esprit dans lequel il poursuit ses Etudes: il se représente dans « une humble vallée, occupé à cueillir des herbes et des fleurs trop heureux, ajouta-t-il, s'il en peut former quelques guirlandes pour parer le frontispice du temple que ses faibles mains ont osé élever à la majesté de la Nature. » Ce qu'il cherche à découvrir c'est la pensée, l'intention bienfaisante de Dieu dans la perpétuelle beauté de l'univers il ne s'occupe que des causes finales qui président à la naissance de tous les phénomènes et des effets gracieux ou imposants qui en résultent. Nul n'a mieux compris l'harmonieux concert des diverses saisons, depuis les premiers frémissements d'amour et d'espérance qui parcourent la campagne au printemps, jusqu'aux sombres et terribles magnificences de l'hiver1. Il ne décrit pourtant pas, il n'analyse pas minutieusement les objets, il les observe « autant seulement qu'il est permis à l'homme de les apercevoir, et à son cœur d'en être ému. »

:

Descriptions, conjectures, aperçus, vues, objections, doutes, et jusqu'à ses ignorances, il a tout ramassé, et il a donné à toutes ces ruines le nom d'Études, comme un peintre aux études d'un grand tableau auquel il n'a pu mettre la dernière main2. » Bernardin avait en effet plus de grâce et de sensibilité que de force, il n'a fait qu'effleurer un immense sujet, la description de la nature, animée par l'idée de la Providence. Ses peintures sont exquises par le détail, mais ce sont plutôt de beaux fragments qu'un vaste ensemble. Lui-même se juge encore avec une modestie aimable, qui ne laisse pas d'avoir sa vérité : « Je ne suis, dit-il, par rapport à la nature, ni un grand peintre ni un grand physicien, mais un petit ruisseau souvent troublé, qui, dans ses moments de calme, la réfléchit le long de ses rivages. Pour goûter tout le charme des Études de la nature, et

4. Étude quatrième.

2. Etude première, p. 86.

[ocr errors]

en bien apprécier l'originalité, il ne faut pas les lire après les poésies plus modernes dont elles ont été l'antécédent ou le modèle; il faut les replacer par la pensée dans le milieu qui les vit naître, dans cette société mondaine et sceptique, où l'élégance corrompue et savante avait desséché les sources naïves de l'émotion. La littérature académique était toute livrée à l'imitation du vieux Voltaire : on faisait ou de la tragédie faussement noble ou des petits vers de salon et de boudoir. Delille disséquait la nature sans la sentir, et prodiguait son immense talent d'écrivain à d'habiles tours de force qu'on prenait pour de la poésie. Les esprits sérieux s'occupaient de la science nouvelle qui venait de naître avec Turgot et Necker. La révolution allait sortir des idées et passer dans les événements; Bernardin continua le schisme de Rousseau : il en appela de la société à la nature, de la discussion au sentiment.

Il eut, comme Jean-Jacques, une longue et douloureuse éducation de poëte. Dès son enfance il voyage, il parcourt le monde; un instinct vague et inquiet le pousse de l'Inde en Allemagne, des rives de la Néwa aux mornes de l'Ile de France. Pauvre, sans amis, aigri par des tracasseries indignes de son talent, il reporte sur la nature tout l'amour qu'il ne peut donner aux hommes qui l'entourent; il est malade d'idéal. C'est seulement à l'âge de trente-six ans qu'il se fait écrivain. Bientôt il se lie avec Rousseau, qui vivait comme lui seul et mécontent au milieu de sa gloire. Souvent ces deux hommes si bien faits pour se comprendre se promenaient ensemble dans les campagnes voisines de Paris; et la tendre misanthropie du voyageur s'allumait à la verve encore puissante de l'énergique vieillard. Sans doute Rousseau développait chez son ami son déisme sincère, qui prenait dans l'âme de Bernardin plus de douceur et d'émotion : il le tenait en garde contre la sèche et froide analyse, et lui faisait remarquer que « quand l'homme commence à raisonner, il cesse de sentir1. »

C'est de ces voyages, de cette solitude, de cette amitié que

1. Bernardin rapporte ce mot qu'il avait recueilli de la bouche de Rousseau dans une de leurs promenades. Etude première, p. 66.

naquit le livre des Études de la nature (1784). Il porte le cachet de l'illustre écrivain qui contribua sans doute à l'inspirer, mais il ne rappelle Rousseau qu'en l'affaiblissant. L'éloquence entraînante du maître tourne à l'élégie dans le disciple, et l'indignation amère du premier n'est dans le second que de la mauvaise humeur.

Il est arrivé plusieurs fois à des écrivains d'un génie secondaire d'avoir dans leur vie un jour d'inspiration si heureux, qu'ils produisent une œuvre, courte, il est vrai, mais excellente et impérissable, une œuvre qui résume tout leur talent, toute leur pensée dans sa forme la plus favorable, et assure l'immortalité à leur nom. C'est ainsi que l'abbé Prévost avait rencontré son éloquente nouvelle de Manon Lescaut, que Millevoye écrivit sa touchante élégie de la Chute des feuilles, que, peu de jours avant sa mort, l'infortuné Gilbert composa sur son lit d'hôpital quelques stances qu'on n'oubliera jamais 1. Mieux partagé encore, Bernardin de Saint-Pierre eut aussi son jour de bonheur, et ce jour produisit un des chefs-d'œuvre de notre littérature, Paul et Virginie, création charmante qu'on admire avec le cœur et qu'on n'applaudit qu'en pleurant. Cet ouvrage ne différait pas au fond de toutes les autres compositions de Bernardin : c'était la même inspiration morale, le même idéal de religion et de vertu sous l'œil d'un Dieu indulgent et au sein d'une imposante nature. Seulement l'imagination du poëte souvent flottante et vagabonde, s'était concentrée cette fois dans une simple et heureuse fiction. Pareil à ces physionomies ordinairement agréables qui, dans une circonstance solennelle, s'illuminant tout à coup, parviennent à tout l'idéal de leur expression, Bernardin eut, en composant Paul et Virginie, tout le génie de sa pensée.

4. Gilbert, tué par la misère à l'âge de vingt-neuf ans (1780), avant d'avoir pu perfectionner l'énergique talent dont il avait donné quelques preuves, trouve aussi difficilement sa place dans l'histoire de la littérature que dans la société de son époque. Séparé du mouvement philosophique, sans être assez fort pour l'entraver, il marche seul sans être grand. Il est, avec plus de verve, l'héritier de Louis Racine et de Lefranc de Pompignan. Sa Satire du xvш® siècle et la dernière partie de son Ode imitée de plusieurs psaumes contiennent d'admirables vers.

« PreviousContinue »