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gaulois, la langue tudesque, l'allemand. En 813, un canon du concile de Tours prescrivait au clergé de prêcher en tudesque, aussi bien qu'en latin et en langue romane vulgaire preuve certaine que l'idiome germanique était encore généralement répandu dans la Gaule: vingt-neuf ans après, en 842, quand deux des fils de Louis le Débonnaire se jurent amitié et alliance à la tête de leurs armées, le prince germain Louis, voulant être entendu des sujets de Charles le Chauve, ne se sert que de la langue romane, tandis que Charles le Chauve parle tudesque aux soldats de Louis le Germanique. Ici la distinction des langues apparaît déjà bien tranchée: le tudesque recule peu à peu vers le nord; il laisse aux dialectes issus du latin les champs qui sont * désormais la France. Personne n'entendait plus les idiomes germaniques à la cour de Charles le Simple en 911. Quand le duc Rollon s'avança pour lui prêter serment de fidélité et prononça les deux mots by Got (par Dieu), tous les assistants se mirent à rire. Il semble que les derniers descendants de la dynastie carlovingienne prirent à tâche d'élargir la distance qui les séparait de la nation. Louis d'Outre-Mer, au milieu d'un peuple qui ne parlait plus que le latin vulgaire, ne comprenait que le tudesque. Au concile d'Ingelheim où il se trouva avec l'empereur Othon en 948, les deux princes paraissent aussi allemands l'un que l'autre. Quand on eut donné lecture de la lettre du pape Agapet, on fut obligé de la traduire en langue tudesque, pour que les rois pussent l'entendre. Les princes de la troisième race, au contraire, cultivèrent avec soin l'idiome populaire. Robert, fils de Hugues Capet, était très-habile dans la langue gauloise, dit un chroniqueur Erat linguæ gallicæ peritia facundissimus.

Si les Germains disparurent comme nation du territoire gaulois, ils y restèrent comme individus; ils se mêlèrent aux anciens habitants et ne contribuèrent pas peu à ranimer dans leur sein toutes les vertus guerrières qu'ils avaient

4. Nous expliquerons tout à l'heure ce qu'était la langue romane.
2. Voyez plus loin les serments du prince et du peuple.

3. D. Bouquet, t. VIII, p. 316.

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apportées de leurs sauvages forêts. Il en fut de même de l'idiome germanique il s'effaça comme langue et resta comme influence; il s'amalgama d'une manière plus ou moins occulte avec le nouvel idiome de la France du nord, et servit à lui communiquer cette fermeté, cette énergie qui trempe, en quelque sorte, les langues, leur donne du ressort et de la durée 1.

Il semble d'abord étonnant que les vainqueurs aient emprunté et non imposé une langue aux vaincus. Ce fait s'explique aisément par l'inégalité de nombre et surtout de civilisation entre les deux peuples. C'est un phénomène constant dans l'histoire que des conquérants barbares subissent inévitablement la langue, les mœurs, la culture intellectuelle d'un peuple policé. Les Mongols, vainqueurs de la Chine, en adoptent la langue et les lois. Les Romains, soumettent la Grèce, et s'ils n'abdiquent pas leur langue, cette grande part de leur souveraineté, ils apprennent du moins la langue des vaincus; ils prennent leurs chefsd'œuvre et leurs dieux. Mais ces mêmes Romains, devenus maîtres de la Gaule moins civilisée, y introduisent bientôt leurs coutumes et leur langage.

Expulsion du latin.

Si l'allemand fut exilé de France, le latin n'y resta que pour mourir. A un peuple nouveau il fallait une langue nouvelle. Ce savant et industrieux langage, produit et instrument d'une civilisation raffinée jusqu'à la corruption, ne pouvait survivre à la société qui l'avait créé. Elle-même avait eu peine à le préserver de toute atteinte; c'était comme une machine immense, compliquée, pleine de détails délicats et fragiles, qui donnait de merveilleux résultats sous une impulsion habile, mais qui ne pouvait supporter sans se rompre l'effort d'une main inexpérimentée. Parlé dans tout l'Occident, imposé à l'Orient comme moyen de communication officielle, le latin retentissait partout comme le cri de

4. Voyez ce que nous avons dit plus haut de l'influence de l'allemand sur la langue française.

guerre des légions, comme l'ordre impérieux de Rome. Mais cette diffusion même devait nuire à sa pureté. La langue romaine, comme l'empire, était malade de sa grandeur 1.

Si les provinciaux sujets de Rome avaient déjà altéré le latin par l'usage, les barbares le brisèrent par impuissance et par caprice. Qu'avaient-ils à faire de toutes ces combinaisons subtiles de temps, de modes, de cas obliques et diversement déclinés, qui fatiguaient leur mémoire sans servir. leurs besoins? Que leur importait ce riche vocabulaire cicéronien, vaste palette où brillaient les couleurs les plus délicates, où se fondaient avec grâce les nuances les plus variées? Un petit nombre de mots bien précis, bien grossiers pour exprimer les objets qui frappaient leurs sens, quelques auxiliaires commodes pour remplacer les temps, certaines propositions toujours les mêmes pour tenir lieu des inflexions des cas, voilà à quoi se réduisit le mécanisme de leur langage. Le latin dut subir un rétrécissement considérable et une extrême simplification. Les barbares accomplirent brusquement ce que le temps produit à la longue sur tous les idiomes ils firent passer la langue latine du caractère synthétique aux allures plus dégagées, mais aussi plus pauvres de l'analyse. Il y eut une analogie singulière entre la révolution du langage et celle du gouvernement. Là, comme ici, tout devint simple, matériel, positif, mais étroit, exigu, barbare. Les hommes avaient peu d'idées, et des idées fort courtes; les relations sociales étaient rares et restreintes. L'horizon de la pensée et celui de la vie étaient extrêmement bornés. A de telles conditions, une grande société et un riche langage étaient également impossibles. De petites sociétés, des gouvernements locaux, des langues peu abondantes, des patois populaires, en un mot des gouvernements et des idiomes taillés en quelque sorte à la mesure des idées et des relations humaines, cela seul était possible, cela seul put parvenir à vivre. Quand ces petites sociétés eurent revêtu une forme un peu régulière, et déterminé tant bien que mal les relations hiérarchiques qui les unissaient, ce résultat de la

1. « Ut jam magnitudine laboret sua. » Titus Livius, I, præfatio.

conquête et de la civilisation renaissante prit le nom de régime féodal. Quand les débris de la grande langue romaine eurent acquis, grâce à l'analogie, une certaine régularité; quand, par les procédés nouveaux, on eut trouvé le moyen de suppléer au mécanisme savant des déclinaisons et des conjugaisons antiques, ce résultat de la barbarie des temps et des tendances analytiques naturelles à l'esprit humain forma des idiomes populaires connus sous le nom de langues néo-latines.

Tout servait d'instrument à la destruction fatale qui devait être si féconde. Chose étrange! le clergé du vi siècle porta peut-être au latin les plus rudes coups. Dans son zèle nécessaire contre les restes de l'idolâtrie, il y comprit l'élégance du langage. Le pape saint Grégoire le Grand, apprenant que Didier, évêque de Vienne, donnait des leçons de grammaire, lui écrit: « On me rapporte une chose que je ne puis répéter sans honte on dit que Ta Fraternité explique la grammaire à quelques personnes. Nous sommes affligés... car les louanges de Jupiter ne peuvent tenir dans une seule et même bouche avec celles de Jésus-Christ. »>

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Quant à lui, il professe sous ce rapport la plus franche orthodoxie « Je n'évite pas le désordre du barbarisme, dit-il; je dédaigne d'observer les cas des prépositions: car je regarderais comme une indignité de plier la parole divine. sous les lois du grammairien Donat. » Sans doute il y a pour nous quelque chose de bizarre dans cette mauvaise humeur du pontife, dans cette sainte insurrection contre le joug grammatical. Cependant il était peut-être difficile, dans un âge si rapproché des siècles païens, de conserver les grâces du langage classique sans le fonds d'idées qu'elles étaient habituées à revêtir, de garder la forme sans la pensée, la fleur sans la tige, la civilisation latine sans la philosophie profane. Grégoire le Grand voyait peut-être plus juste que les philosophes qui l'ont critiqué, lorsque, dans son instinct d'évêque, il sentait confusément le besoin d'une langue nouvelle, fût-elle barbare, pour exprimer les idées de la civilisation prête à renaître.

Quoi qu'il en soit, ce zèle ardent, juste dans son prin

cipe, exagéré sans doute dans ses conséquences, ne tarda pas à porter ses fruits au détriment de la langue latine. Il est probable que saint Boniface, évêque de Mayence, ne voulut pas s'exposer aux réprimandes pontificales en enseignant à ses prêtres les règles de Donat; car le pape Zacharie eut à prononcer sur la validité d'un baptême conféré en ces termes. Ego te baptiso in nomine patria, et filia, et spiritus

sancti.

Cette croisade contre le latin eut quelque chose d'opportun dans sa bizarrerie: elle cessa dès que l'ennemi ne parut plus à craindre. Le latin converti fut admis à résipiscence, repre et trouva, comme tous les grands pécheurs, un asile dans les monastères. Il devint langue morte, et le clergé en eut grand soin quand il se le fut approprié.

Ainsi, des deux langages parlés en Gaule sous les deux premières races, l'un fut relégué au delà du Rhin, l'autre au delà du cloître le peuple se fit lui-même sa langue. Dérivée surtout de celle des Romains, elle reçut le nom de langue romane.

Formation des idiomes modernes ; langue d'oc ; langue d'oil.

A quelle époque en commença l'usage? C'est ce qu'il est difficile de déterminer avec précision. Les langues ne viennent pas au monde à un jour donné; elles ne naissent point, elles se transforment. Les érudits ont prétendu constater l'existence du roman dès le temps de Charles Martel; ils en ont même signalé quelques formes à une époque bien plus reculée. Le premier monument écrit et authentique qui nous en reste, ce sont les fameux serments que prêtèrent Louis le Germanique à son frère Charles le Chauve, et les soldats de Charles à Louis le Germanique, au mois de mars

4. J. I.. Ideler, Geschichte der Altfranzosischen National-Literatur, § 25. L. Génin. Introduction de la Chanson de Roland, p. 1x. Toute la spirituelle érudition du savant critique n'a pu nous encourager à partager l'audace de ses conclusions. « Je ne doute pas, dit-il, que le français n'existat au vin siècle. Je crois permis d'affirmer que Charlemagne avait entendu parler français.... Je ne vois nulle témérité à supposer que Charlemagne s'est essayé à parler français. >>

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