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Ainsi la prédication catholique venait, sans le vouloir, sans y songer, tendre la main à la philosophie purement humaine. Voltaire fera de Massillon une étude assidue, et traduira plus d'une fois dans ses vers la belle prose de l'orateur moraliste1.

Saint-Évremont; La Rochefoucauld; La Bruyère.

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Même pendant le cours du XVIIe siècle la philosophie morale s'était perpétuée en dehors du sanctuaire avec un éclat moins brillant, il est vrai, mais sans interruption. SaintÉvremont, homme du monde plutôt qu'écrivain, avait dû à cette qualité même une immense renommée. Ses ouvrages manuscrits circulaient avec faveur dans la société où ils étaient nés. Comme c'était un privilége de les entendre, l'amour-propre se croyait intéressé à en faire l'éloge: la vanité augmentait l'admiration. « Un ouvrage, donné en feuilles, sous le manteau, aux conditions d'être rendu de même, dit La Bruyère, s'il est médiocre, passe pour merveilleux l'impression est l'écueil. » La vogue de Saint-Évremont survécut même à cette redoutable épreuve. Ce n'est pas que sa pensée soit d'une grande force ou son style d'un bien vif éclat; mais on retrouve en lui la finesse d'observation d'un homme qui a beaucoup vécu dans le monde, et la conversation ingénieuse et facile de la haute société de son époque. Dans sa longue carrière dont une partie se passa en exil, Saint-Evremont semble un témoin chargé d'assister au grand siècle, et mis un peu à l'écart pour le mieux contempler. Disciple de Voiture et maître de Voltaire, il a infiniment moins d'affectation que le premier, d'esprit et de sagacité que le second; mais il sert pourtant de transition entre ces deux hommes. Sa destinée, en le fixant en Angleterre, paraissait vouloir faire de lui le précurseur du philosophe qui le premier nous apprit à connaître cette noble contrée; mais ses préjugés tout français l'empêchèrent

4. La Harpe en cite des exemples dans son article sur Massillon, t. VII. 2. De 1613 à 1703. OEuvres principales: Observations sur Salluste et Tacite, Réflexions sur la tragédie et la comédie; Discours sur les belles-lettres; Réflexions sur l'usage de la vie, lettres, poésies

de voir au delà du détroit autre chose que la France. Spirituel causeur, épicurien de bon goût, moraliste élégant et superficiel, il se piqua plus de vivre que d'écrire, et se conforma pleinement à sa maxime: Nous avons plus d'intérêt à jouir du monde qu'à le connaître.

Un moraliste dont le nom est resté plus célèbre, grâce à la rare distinction de son style, à la forme concise, ingénieuse, frappante de ses observations, c'est François de Marsillac, duc de La Rochefoucauld1. Ses Maximes ou Réflexions morales, qui parurent en 1665, sont en quelque sorte un feu continu de remarques fines, spirituelles, paradoxales. C'est le premier ouvrage publié en France dans ce style vif et coupé. Ce livre, selon Voltaire, fut un de ceux qui contribuèrent le plus à former le goût de la nation et à lui donner un esprit de justesse et de précision. Ses Mémoires sont lus, dit ailleurs cet excellent juge, et on sait par cœur ses Pensées. Toutefois, dans La Rochefoucauld, le philosophe est loin de valoir l'écrivain. Ses Maximes ne sont guère qu'une perpétuelle variante de cette pensée fausse, c'est-àdire outrée, que toutes les actions humaines n'ont pour mobile que l'amour-propre. L'auteur ne voit qu'un des deux côtés de la nature morale. Il sépare les deux instincts qui la composent, et retranche absolument le plus noble. Il prend l'accident pour la règle, et nie la vertu parce qu'il est des cœurs vicieux. Au reste, pour corriger son erreur, il suffit de restreindre ce qu'il généralise, et d'entendre de quelques individus ce qu'il affirme de la nature humaine. La Rochefoucauld était un courtisan plutôt qu'un philosophe. Il avait vécu dans un monde égoïste, au milieu des mesquines agitations de la Fronde. Il connaissait les hommes: il s'est trompé en croyant connaitre l'homme.

La forme des Maximes ne laissait pas d'avoir quelque chose de monotone dans sa concision affectée. Ces étincelles qui brillent à chaque ligne pour s'éteindre aussitôt et qui n'ont pour objet que de vous surprendre, finissent par lasser les yeux. Un écrivain plus éminent que La Rochefoucauld

1. 1613-1680.

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sut éviter cet écueil par une variété pleine de caprice et de coquetterie. Sans système philosophique arrêté, sans prétention à la profondeur, La Bruyère est un auteur charmant qu'on ne se fatigue pas de relire. Quel riche tableau. que son livre des Caractères! Que de finesse dans le dessin! que de couleurs brillantes et délicatement nuancées! comme tout ce monde comique qu'il a créé s'agite dans un pêlemêle amusant. Point de transitions, point de plan régulier. Ses personnages sont une foule affairée qui court, qui se remue toute chamarrée de prétentions, d'originalités, de ridicules vous croiriez être dans la grande galerie de Versailles, et voir défiler devant vous, ducs, marquis, financiers, bourgeois-gentilshommes, pédants, prélats de cour. Tantôt vous entendez un piquant dialogue, qui a tout le sel d'une petite comédie, avec un mot plein de sens pour dénoûment; tantôt, entre deux travers habilement saisis, l'auteur glisse une réflexion morale dont la vérité fait le principal mérite; ici c'est une maxime concise, à la manière de La Rochefoucauld, mais sans ses préjugés misanthropiques, là une image familière ennoblie à force d'esprit et de nouveauté, plus loin. une construction maligne qui arme d'un trait inattendu la fin de la phrase la plus inoffensive. La Bruyère, quoique grand observateur, n'est pas précisément un philosophe : il ne creuse pas dans la région souterraine des principes; il se tient à la surface où végètent les passions et les vices. En fait de pensées il croit que tout est dit et qu'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes. Aussi est-il plutôt un artiste qu'un penseur. Il a pris aux honnêtes gens de son temps leurs croyances toutes faites, à Théophraste qu'il a traduit, sa manière et sa forme; mais il a mis sous tout cela son esprit, et c'est assez pour assurer l'immortalité à son livre.

Prélude du xvm° siècle.

« Un homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la satire; les grands sujets lui sont défendus. Il les

1. 1639-1696.

entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses, qu'il relève par la beauté de son génie et de son style. »

Ces paroles, par lesquelles La Bruyère justifiait sans doute à ses propres yeux le caractère un peu superficiel de son ouvrage, étaient en même temps le symptôme d'un besoin nouveau qui allait bientôt se manifester dans la littérature. Ce n'était pas seulement la satire qui se sentait à l'étroit entre la religion et la monarchie. La pensée tout entière commençait à s'agiter dans ces bornes augustes qu'elle ne devait pas tarder à franchir. Descartes avait posé les prémisses de l'indépendance, et son principe, plus fort que ses prudentes réserves, devait entraîner bien loin ses audacieux héritiers. Un esprit de liberté soufflait de tous les points. En Hollande un homme d'une immense érudition, d'une étonnante facilité, Bayle se déclarait le champion du pyrrhonisme, et préludait à l'Encyclopédie aussi bien par l'esprit que par la forme de ses travaux. L'Angleterre accomplissait sa révolution, et tenait en réserve les germes de la nôtre, que le génie impatient de Voltaire allait bientôt lui emprunter. En France même la tradition sceptique, la voix de Rabelais et de Montaigne, étouffée en apparence par l'harmonieux concert des écrivains religieux de la grande époque, s'était apaisée mais non pas éteinte. Pareille à ces fils conducteurs qui transmettent d'un continent à l'autre, par-dessous les flots de l'Océan, le mouvement et la pensée, l'incrédulité du XVIe siècle traversait secrètement le règne de Louis XIV, pour aller ébranler le siècle suivant. La Fronde lui avait légué les Lionne, les Retz, épicuriens ardents et habiles, la princesse Palatine, le grand Condé et le médecin-abbé Bourdelot, timides dans leur impiété. Méré, Miton, Desbarreaux furent franchement incrédules; Ninon et sa cour, SaintÉvremont, Saint-Réal, les poëtes Hesnault, Lainez et SaintPavin formaient, dans la société religieuse du siècle, un petit monde à part qui prenait volontiers pour croyances la théorie de ses plaisirs. Les Vendôme, entourés des Chaulieu, des La Fare, faisaient de leur palais du Temple l'asile de la débauche et du libre penser. A la cour même, à la vraie

cour de Versailles, que de vices païens s'impatientaient du masque de la décence, surtout quand le règne de Maintenon les eut comprimés encore davantage sous des apparences hypocrites! Tout cela fermentait sourdement au-dessous de la société officielle et régulière. Les mauvais instincts et les aspirations généreuses se coalisaient, comme dans toute révolution, pour renverser le présent, quitte à se disputer l'avenir. On sentait que la fin du règne était la fin d'une société.

C'était aussi la fin d'une littérature. Ce flux d'idées nouvelles qui monte va briser en s'y précipitant les formes régulières du grand siècle. La poésie va pour un temps s'envoler au ciel avec la foi; la prose compensera par des qualités nouvelles la majesté tranquille ou la grâce régulière qu'elle doit perdre. Désormais légère, brillante, acérée, elle deviendra une arme, comme la littérature une puissance. La philosophie du XVIIIe siècle c'est la révolution française dans le domaine de la pensée.

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