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gloire et du plaisir. « Je l'ai dit, vous êtes des dieux et vous êtes les enfants du Très-Haut.... Mais, ô dieux de chair et de sang, ô dieux de terre et de poussière, vous mourrez comme des hommes, et toute votre grandeur tombera par terre, verumtamen sicut homines moriemini. » Là c'est Tertullien décrivant « cette femme vaine et ambitieuse, qui traîne en ses ornements la subsistance d'une infinité de familles, et porte en un petit fil autour de son col des patrimoines entiers: Saltus et insulas tenera cervice circumfert.» Mais c'est Bossuet qui ajoute que l'homme, qui travaille tant à s'accroître et à multiplier ses titres, « ne s'avise jamais. de se mesurer à son cercueil, qui seul néanmoins le mesure au juste1. » De pareils traits, jetés avec une abondance inépuisable, expliquent l'impression profonde que produisait la parole de Bossuet et la longue rumeur qui, malgré la sainteté du lieu, suivait chacun de ses discours.

Les circonstances ouvrirent bientôt à l'éloquence de Bossuet une carrière où elle se sentit plus à l'aise. L'oraison funèbre, en appelant l'orateur sacré près du tombeau des grands de la terre, offrit à ce superbe contempteur de la gloire humaine l'occasion d'élever jusqu'au ciel le magnifique témoignage de notre néant. En même temps, elle faisait jaillir de son âme, comme pour tempérer le sublime, ces sources de tendresse compatissante, qui laissent voir l'homme dans. l'apôtre, et joignent, comme le drame antique, la pitié à la terreur. L'oraison funèbre existait sans doute avant Bossuet de son temps même, des hommes célèbres y avaient signalé leur talent: Mascaron, habile et énergique écrivain, trop fardé d'érudition antique, trop peu ému, trop peu orateur; Fléchier, habile artiste en paroles, pompeux sans emphase, fleuri sans fadeur, sinon sans recherche, rarement énergique, mais toujours élégant et disert. Bossuet s'empara de ce genre, et le créa pour ainsi dire, en le renouvelant. Pour première condition de succès, il en sentit la difficulté, il en signala admirablement les écueils aussi bien que la grandeur. « Je vous avoue, dit-il, que j'ai cou

1. Bossuet, Sermon sur l'honneur.

tume de plaindre les prédicateurs lorsqu'ils font les panégyriques des princes et des grands du monde. Ce n'est pas que de tels sujets ne fournissent ordinairement de nobles idées. Il est beau de raconter les secrets d'une sublime politique, ou les sages tempéraments d'une négociation importante, ou les succès glorieux de quelque entreprise militaire. L'éclat de telles actions semble illuminer un discours; et le bruit qu'elles font déjà dans le monde aide celui qui parle à se faire entendre d'un ton plus ferme et plus magnifique. Mais la licence et l'ambition, compagnes presque inséparables des grandes fortunes, font qu'on marche parmi des écueils, et il arrive ordinairement que Dieu a si peu de part dans de telles vies, qu'on a peine à y trouver quelques actions qui méritent d'être louées par ses ministres1. » Pour lui, il prend son parti avec une audace tout apostolique; il va pousser à bout la gloire humaine, détruire l'idole des ambitieux : elle tombera anéantie devant ces autels 2. Ce n'est pas un ouvrage humain qu'il médite: il faut qu'il s'élève au-dessus de l'homme, pour faire trembler toute créature sous les jugements de Dieu. C'est aux princes, c'est aux rois surtout qu'il donne de grandes et terribles leçons, et qu'il crie avec le Prophète : Et nunc, reges, intelligite, erudimini qui judicatis terram3.

Les Oraisons funèbres de Bossuet se déroulent aux yeux de la postérité comme les pages d'une imposante histoire. Chaque discours semble n'être qu'une partie d'un vaste ensemble, où les grands événements et les personnages illustres de l'époque apparaissent tour à tour à la lueur lugubre des solennités de la mort. Il semble que la Providence les amène successivement, hommes et choses, aux pieds de l'orateur qui va les juger. Marche! Marche! s'écrie la voix terrible et aussitôt s'ébranle le sinistre cortége. D'abord, c'est la révolution d'Angleterre avec un trône qui s'écroule, et cette épée qui frappe une tête auguste, et ces reines dont les yeux contenaient tant de larmes! (1669.) Puis le palais

:

1. Oraison funèbre du père Bourgoing (1662).
2. Oraison funèbre de Louis de Bourbon (1687).
3. Oraison funèbre de la reine d'Angleterre (1669).

de France est troublé à son tour. « Tout à coup retentit comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : MADAME se meurt! MADAME est morte! » (1670.) Cependant passent rapidement dans la foule les plus grandes figures de l'histoire: Gustave, Retz, Mazarin, Cromwell. Voici la douce et pieuse épouse de Louis XIV (1683) autour d'elle règne une sérénité triste et pure, comme dans le Purgatoire de Dante après les touches énergiques de l'Enfer. Mais ici encore, par un magnifique contraste, on entend dans un vague lointain l'écho bruyant de la gloire militaire de son royal époux. Viennent ensuite les courtisans, égaux enfin à leurs maîtres, une princesse (Anne de Gonzague, 1686), un ministre (Letellier, 1686); puis, pour mettre fin à tous ces discours, le plus grand capitaine du siècle, l'ami de Bossuet, le prince de Condé (1687). C'est pour lui que l'orateur, prêt à descendre de cette tribune auguste, déploie tout son grand cœur et son grand génie. Il s'anime d'un enthousiasme guerrier pour (suivre son héros aux plaines de Fribourg et de Rocroi il raconte la guerre avec la précision d'un vieux capitaine, et semble s'enivrer un instant de l'odeur de la poudre et de la fumée de la gloire; mais c'est pour l'immoler à son Dieu qu'il pare la victime. C'est ici surtout qu'éclate dans toute sa sublimité le contraste des grandeurs éphémères de ce monde avec la grandeur éternelle. C'est ici que s'épanche, avec un charme pénétrant, la tendresse d'âme de Bossuet, quand, à la suite des peuples en deuil, des princes et princesses, nobles rejetons de tant de rois, lumières de la France, mais aujourd'hui obscurcies et couvertes de leur douleur comme d'un voile, il s'avance lui-même avec ces cheveux blancs qui l'avertissent de sa fin prochaine, et vient, avec les restes d'une voix qui tombe, dire un dernier adieu aux cendres de son illustre ami.

Quelque saintes que fussent les leçons données par Bossuet dans ses oraisons funèbres, la vérité, sainte aussi, de l'histoire a pourtant à réclamer contre la plupart de ses appréciations. C'est l'écueil presque inévitable de ce genre d'éloquence l'orateur est facilement entraîné à ériger en types accomplis de vertu des personnages fort éloignés

de cet idéal. La conclusion est excellente, mais les prémisses sont rarement irréprochables. Aussi l'oraison funèbre est-elle, comme la tragédie classique, un genre éteint avec la société qui l'a produit. Bossuet l'a emportée dans sa tombe.

Il est un autre genre auquel il a plutôt donné naissance, c'est la philosophie de l'histoire. L'idée des Oraisons funèbres, dégagée des préoccupations contemporaines et transportée dans un passé qui la purifie, devient le Discours sur l'histoire universelle. C'est la véritable épopée des temps modernes, celle dont Dieu est le poëte et l'humanité le héros. A ce magnifique récit, rien ne manque des splendeurs de l'antique épopée : l'unité d'action, la grandeur d'intérêt, l'intervention merveilleuse d'une main divine, un langage rapide, étincelant, sublime, tout s'y trouve. Les siècles se pressent, se coordonnent dans ce vaste ensemble; les trônes et les empires tombent avec un fracas effroyable les uns sur les autres, et au milieu de cette mobilité des institutions humaines se dresse l'empire du Fils de l'Homme, auquel seul l'éternité est promise. On peut contester la vérité du point de vue de Bossuet: on n'en peut méconnaître la magnificence. Ce sont les fastes du genre humain aperçus du haut du Sinaï.

Bossuet avait conçu dès sa jeunesse le dessein de ce grand travail, il en avait recueilli patiemment tous les matériaux. Il les mit en œuvre lorsqu'il fut chargé de l'éducation du dauphin le Discours sur l'histoire universelle fut terminé en 1679, à la fin de cette éducation si laborieuse et si stérile. L'auteur ne s'y proposait d'abord que de donner un abrégé de l'histoire ancienne, pour résumer sous les yeux de son élève les faits qu'il lui avait appris. Les réflexions, qui ne devaient servir que de préface, passèrent au premier plan, d'après les conseils de ses amis, et la partie historique ne fut plus que l'introduction. Mais jamais résumé ne fut plus lumineux et plus entraînant : c'est l'esquisse d'un grand maître; on attend avec une curiosité inquiète que sa main y jette la vie et la pensée. C'est toutefois, au point de vue de l'art, une disposition étrange que ce triple récit qui re

prend à trois fois les annales du monde. Le but spécial de l'instituteur rend suffisamment compte de l'isolement de la première partie; mais la division des deux autres nous semble une objection contre le système philosophique de Bossuet. L'œuvre de Dieu n'admet pas de dualité.

Si Bossuet n'a pu, malgré tout son génie, faire rentrer les empires dans le dessein de celui dont le royaume n'est pas de ce monde, du moins en a-t-il étudié profondément, au point de vue humain, les constitutions et les vices. Rien de plus vrai ni de plus beau que ses considérations sur la Grèce, sur Rome, sur Carthage. Entraîné par la sympathie puissante des grandes choses, le prélat du xvIIe siècle, l'auteur de la Politique sacrée, est républicain avec le sénat de Rome: il pénètre les conseils vigoureux de cette compagnie, comme s'il avait vécu dans son sein, et la voyant si prudente, si ferme, si héroïque, il lui pardonne presque d'avoir été païenne. Montesquieu n'aura guère qu'à développer les rapides indications de l'Histoire universelle.

Aujourd'hui le nom de Bossuet est synonyme de celui de l'éloquence. Nous voyons avec étonnement qu'il n'en fut pas de même pour ses contemporains. A peine parlent-ils de lui comme orateur : jamais ils ne mentionnent ses sermons. Quand ils veulent louer un prédicateur excellent, tous leurs éloges sont pour Bourdaloue, qui monta dans la chaire l'année même où Bossuet en descendit (1669). Jamais on n'oppose entre eux ces deux hommes illustres, comme on opposa si souvent Corneille à son jeune successeur. Mme de Sévigné, écho aussi fidèle qu'aimable des opinions de la haute société, ne cesse d'exalter les sermons de Bourdaloue, et parle peu même des Oraisons funèbres.

Pour expliquer ce phénomène, il faut se rappeler que « Bossuet forme à lui seul un monde à part dans le grand monde littéraire du XVIIe siècle. Les autres sont les fils adoptifs de Rome et de la Grèce : lui a passé par Rome aussi, mais il vient de plus loin, il transporte l'Orient en Occident par des alliances de mots d'une hardiesse et d'une nouveauté incroyables, par des figures gigantesques, que le goût européen ne lui eût pas suggérées, mais qu'il sait sou

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