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La Fontaine.

Le quatrième poëte de la glorieuse pléiade de Louis XIV, l'un des habitués des réunions du Vieux-Colombier, est celui-là même qui nous en a esquissé le tableau, Jean de La Fontaine'. C'est en lui que se réalise de la façon la plus complète la fusion de tous les éléments du passé au sein d'une pensée toute moderne et douée de l'originalité la plus puissante. Seizième siècle, moyen âge, antiquité classique, tout ce qu'il y a de plus heureux, de plus aimable, de plus élégant dans les poëtes d'autrefois, vient se reproduire sans effort et se résumer avec charme dans ses naïfs et immortels écrits. Le bonhomme renoue, sans y songer, la chaîne de la tradition française qu'avait rompue la brillante mais dédaigneuse littérature du XVIIe siècle. Bien plus, il semble pressentir et devancer une philosophie encore inconnue. Tandis que la poésie de son époque, toute cartésienne d'inspiration, toute mondaine, toute sociale d'habitudes, ne voit dans l'univers que l'homme moral, et considère la nature comme un mécanisme inanimé, La Fontaine sympathise avec toute la création; tout ce qui vit, tout ce qui végète, l'arbre, l'oiseau, la fleur des champs, ont pour lui un sentiment, un langage. Il aime le rayon de soleil qui se détache comme une frange d'or de l'écharpe d'Iris, il remarque avec bonheur le moindre vent qui d'aventure fait rider la face de l'eau. La vie universelle, éteinte aux yeux sévères et exclusifs de ses amis, se réveille pour lui seul avec toutes les grâces de l'antique mythologie, toute la vérité profonde de la poésie moderne. La Fontaine, le plus simple, le moins prétentieux des poëtes, est le seul qui rattache le xvII° siècle à la fois au passé et à l'avenir.

Rien de plus spontané, de plus involontaire que sa vocation. Il avait, dit-on, atteint sa vingt-deuxième année avant de donner le moindre signe du penchant qui devait l'entraîner vers la poésie. Une ode de Malherbe, qu'il entend lire un jour, éveille en lui le sentiment du rhythme. Dès lors

1. Né à Château-Thierry en 1621, mort en 1695.

commence d'elle-même son éducation poétique. Elle se poursuit sans ambition, sans empressement: La Fontaine étudie et croit ne faire que s'amuser. Il lit les vieux auteurs qui formaient alors le fonds d'une bibliothèque de province. Il s'attache à Rabelais et à Marot; il admire naïvement l'esprit de Voiture, il passe de longues heures avec l'Astrée de d'Urfé il fait ses délices des contes joyeux de la reine de Navarre. L'Italie n'est pas exclue de cette revue instinctive du dernier siècle. Elle nous a pris notre moyen âge, elle va nous revenir elle-même par une juste compensation:

Je chéris l'Arioste et j'estime le Tasse;
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J'en parle si souvent qu'on en est étourdi.
J'en lis qui sont du nord et qui sont du midi.

Point d'exclusion chez lui, et pourtant point d'incohérence; son originalité est assez puissante pour assimiler tant d'éléments divers. L'antiquité grecque et latine va entrer aussi dans la combinaison. Un des parents de La Fontaine, Pintrel, et son ami le chanoine Maucroix, lui conseillent d'étudier Homère, Virgile, Térence et Quintilien. Il se rend à leur avis, et s'attache aux anciens avec cette heureuse facilité d'humeur qui lui fait aimer toute belle chose (lui-même s'était appelé Polyphile). Ce n'est pas de sa part qu'il faut craindre une imitation servile. Il sait trop par où a péché l'érudite poésie du xvi siècle :

Ronsard est dur, sans goût, sans choix,
Arrangeant mal ses mots, gâtant par son françois
Des Grecs et des Latins les grâces infinies.
Nos aïeux, bonnes gens, lui laissaient tout passer,
Et d'érudition ne pouvaient se lasser....

Cet auteur a, dit-on, besoin d'un commentaire;
On voit bien qu'il a lu, mais ce n'est pas l'affaire :
Qu'il cache son savoir et montre son esprit '.

Quant à La Fontaine,

On lui verra toujours pratiquer cet usage,
Son imitation n'est pas un esclavage.

Il ne prend que l'idée et les tours et les lois

1. Épître au prince de Conti.

:

Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois.

Si d'ailleurs quelque endroit chez eux plein d'excellence
Peut entrer dans ses vers sans nulle violence,

Il l'y transporte, et veut qu'il n'ait rien d'affecté,
Tâchant de rendre sien cet air d'antiquité 1.

Jusqu'à l'âge de quarante-quatre ans, La Fontaine semble attendre sans impatience et dans une molle paresse la tardive maturité de son génie. Admis dans la maison, dans la familiarité de Fouquet, jouissant de tous les agréments de la campagne et de la société, sans qu'il en coûte aucun sacrifice à son insouciance, il consume le temps, comme tous les autres biens, et paraît doucement laisser couler sa vie. Quelques poésies légères, empreintes d'une facilité nonchalante. et voluptueuse, échappent çà et là au caprice de sa plume, et payent la généreuse hospitalité du surintendant. On y retrouve déjà cet art de badiner avec grâce, que les muses françaises semblaient avoir perdu depuis Marot. Seul de son époque, La Fontaine, dans ces petits vers de circonstance, montre de l'aisance, du naturel et de la sensibilité. Le premier ouvrage qui attira sur son nom un commencement de célébrité, fut un cri de l'âme arraché par la disgrâce de son bienfaiteur. L'Elégie aux nymphes de Vaux eut le plus beau de tous les succès; elle ramena l'intérêt public sur le ministre disgracié. L'opinion, moins inflexible que le roi, ne put résister à cet harmonieux et touchant plaidoyer, et sembla admettre

Que c'est être innocent que d'être malheureux.

Dès ses premiers essais, La Fontaine avait joint l'élégance du règne de Louis XIV à la grâce naïve de celui de François Ier, il devait remonter plus haut encore dans nos traditions nationales et reproduire, dans son admirable langage, les récits malins et trop souvent licencieux de nos trouvères.

1. Épitre à Huet, alors évêque de Soissons.

2. La disgrâce de Fouquet valut encore à la littérature française les remarquables Mémoires de Pélisson, où l'éloquence du barreau se dépouilla pour la première fois du pédantisme de l'âge précédent, pour parler enfin le langage de la nature et de la raison.

Ses Contes et nouvelles, dont le premier recueil parut en 1665, nous montrent un côté du siècle de Louis XIV que la littérature avait jusqu'alors voilé sous l'éclat d'une décence officielle. Ils sont la poésie de la société dont les mémoires de Dangeau et de la princesse Palatine étaient l'histoire. Ce fut pour plaire à la nièce de Mazarin, Marie-Anne Mancini, duchesse de Bourbon, que notre poëte composa ses contes les plus jolis et malheureusement aussi les plus libres. On les lisait avec charme dans sa société, qui se composait de ce que Paris avait de plus illustre. Une autre femme des plus distinguées par son esprit, et qui fut, avec Mme d'Hervard, la providence de La Fontaine, Mme de La Sablière, réunissait chez elle les seigneurs les plus dissipés de la cour, tels que les Lauzun, les Rochefort, les Brancas, les Foix, les Lafare. Mais ce dernier inspira un attachement sérieux dont la rupture jeta Mme de La Sablière dans la retraite, et La Fontaine dans une société plus épicurienne et moins retenue encore. Les princes de Conti et de Vendôme devinrent pour lui des bienfaiteurs généreux. Il était l'hôte toujours bienvenu d'Anet et du Temple, voluptueux séjour où régnait l'anacréontique abbé de Chaulieu. On devine ce que durent être des récits faits pour une société aussi corrompue que spirituelle. Le bon goût y fut la seule limite de la licence; et le poëte eut la permission de tout dire, pourvu qu'il dît tout avec esprit.

On peut regarder les Contes de La Fontaine comme la dernière et définitive refonte des fabliaux populaires qui étaient, depuis le moyen âge, en possession d'amuser l'Europe. Boccace, l'Arioste, tous les novellistes italiens semblaient leur avoir donné leur expression la plus parfaite. Le nouveau conteur ne craignit pas une concurrence si redoutable. Il n'eut, pour en triompher, qu'à reprendre tous ces vieux sujets d'après l'esprit français, qu'à leur rendre en quelque sorte l'air natal. Laissant donc aux Italiens, à l'Arioste surtout, le mérite d'une plus grande variété de tons, d'une touche plus poétique, d'un coloris plus éclatant, Fontaine y suppléa par une simplicité pleine de finesse, par mille traits délicats et naïfs, par cette vivacité gauloise qui

La

court au but sans s'arrêter à cueillir des fleurs au bord du chemin. Les novellistes italiens ont conservé une parenté assez intime avec les poètes romanesques qui, sur une place publique, à Florence ou à Ferrare, amusaient, par de mélodieuses octaves, un peuple artiste et avide de longs récits. Ils sont encore poëtes épiques, ils se mettent peu en scène, ne montrent que leurs sujets, et y déploient, suivant le génie de leur patrie, plus d'imagination que d'esprit proprement dit. La Fontaine est plus précis, plus enjoué. Il excelle à préparer les incidents, à ménager d'amusantes surprises; il cause familièrement avec le lecteur, plaisante avec les objections et les invraisemblances de son sujet, place à propos une réflexion piquante, presque toujours aussi pleine de raison que d'esprit. Enfin il assaisonne çà et là son langage de quelque bon vieux tour de Rabelais ou de Marot, ce qui lui donne un air charmant de naïveté et de bonhomie.

Toutefois cet ouvrage est heureusement le moins connu parmi ceux qui font la gloire de La Fontaine. Ses Fables1 l'élevèrent au-dessus de lui-même, tant par la pureté irréprochable de leur morale que par l'inimitable perfection de leur style. Il était dans ses contes le poëte de sa société, il est le poëte de tous les temps, de tous les états, de tous les âges dans ses fables. L'enfant s'y amuse, l'homme s'y instruit, le lettré les admire. Elles ne doivent rien aux inspirations contemporaines, et elles furent cependant goûtées et appréciées à leur apparition comme elles le sont de la postérité. Ici ce n'est plus seulement au XVIe siècle ni au moyen âge que le poëte emprunte, pour les transformer, leurs traditions malicieuses. Il reprend à sa source le vieil apologue de l'Orient, grossi dans son cours par les inventions successives des Grecs, des Romains, des modernes, il se fait l'héritier universel du bon sens populaire : il recueille avec soin toutes ces fables, les transcrit, les met en vers, comme il le dit modestement dans son titre ; et ce ne sont plus les fables de Vishnou-Sarmah, d'Esope, de Phèdre, de Babrius, en

1. Elles parurent en trois recueils : les six premiers livres en 1668; les cinq suivants en 1678 et 1679; le douzième et dernier en 1694.

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