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C'étaient les Essais de morale de Nicole, l'histoire des Variations, enfin saint Augustin, dans toute la majesté de ses in-folio, qu'elle dévorait en douze jours quand il pleuvait. Toutes ces études ne s'arrêtaient pas à son esprit, elles descendaient jusqu'à son cœur et donnaient à cette femme, en apparence si frivole, quelque chose de fort et de sérieux. Rien n'est piquant comme le mélange de religion et d'habitudes mondaines qui s'arrangent comme elles peuvent dans sa conscience. Tout cela forme une petite dévote qui ne vaut guère, mais qui n'en est que plus charmante. Les sentiments deviennent plus profonds dans cette âme incessamment remuée par les graves pensées du christianisme et par la parole apostolique de Bossuet et de Bourdaloue. Et c'est là encore un des traits les plus frappants de la société de cette époque.

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Si les correspondances épistolaires du règne de Louis XIV en reproduisent mieux qu'aucun autre monument la physionomie réelle, la poésie dut en exprimer l'image idéale. Par un rare bonheur, quatre génies supérieurs, chacun dans son genre, s'élevèrent à la fois vers le sommet sacré où planait solitairement l'aigle vieilli de Corneille. Molière, Racine, Boileau et La Fontaine, ces noms qui suffiraient à la gloire d'une littérature, sont groupés, par une prodigalité de la Providence, dans l'espace de peu d'années. Trois d'entre eux brillent à la cour de Louis, qui donne ainsi aux lettres leurs titres de noblesse. Mais un lien plus étroit en

1. C'est ainsi que l'appelait sa fille, Mme de Grignan.

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core les unit tous ensemble. On a conservé le souvenir de ces cordiales réunions de la rue du Vieux-Colombier, où les << quatre amis dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, formèrent ce qu'on pourrait appeler une Académie, si leur nombre eût été plus grand et qu'ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. Quand ils se trouvaient réunis et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l'occasion. C'était toutefois sans s'arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontrent en leur chemin diverses sortes de fleurs. Souvent, dans les beaux jours, « Acante (Racine) proposait une promenade en quelque lieu hors de la ville, qui fût éloigné et où peu de gens entrassent.... Il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. Polyphile (La Fontaine) lui ressemblait en cela; mais on peut dire que celui-ci aimait toutes choses. Ces passions, qui leur remplissaient le cœur d'une certaine tendresse, se répandaient jusque dans leurs écrits et en formaient le principal caractère1. » C'est au milieu de ces causeries aimables que nos quatre amis se communiquaient leurs projets, se lisaient leurs ouvrages. C'est à cette liaison que nous. devons, non les grandes qualités de chacun d'eux, mais l'unité de direction et d'objet qui donne à leurs écrits un certain air de famille, et qui rend plus sensible chez eux l'esprit général de leur siècle. Examinons maintenant les formes particulières que revêtit leur poésie.

On n'attend d'une pareille époque ni la naïve narration de l'épopée, ni les élans enthousiastes de l'ode. S'il est un genre de poésie qui exige, pour produire son effet, une nombreuse et brillante réunion; qui, dans une salle habilement construite, dispose les auditeurs de telle sorte qu'ils y viennent se faire voir aussi bien qu'écouter; qui, dans son

1. La Fontaine, les Amours de Psyché et de Cupidon, l. I.

œuvre, expose avec un art séduisant toutes les faiblesses du cœur, et sache les excuser, les ennoblir, en les couvrant de noms héroïques; en un mot, qui présente un miroir adulateur à cette société idolâtre d'elle-même, nul doute que ce genre de poésie ne soit cultivé avec succès, accueilli avec transport.

Ce genre fut créé par Racine 1. Voici une tragédie toute nouvelle, qui n'a pu naître et fleurir à aucune autre époque : voici la jalousie, l'ambition, l'amour surtout avec toutes ses nuances, depuis le sentiment le plus tendre jusqu'aux transports les plus ardents, qui s'environnent d'une poétique auréole. J'entends les noms glorieux d'Ilion, d'Athènes, de Rome, je vois passer sous mes yeux Hermione, Agamemnon, et Titus et Thésée; je n'en reconnais pas moins les tendres faiblesses de la cour de France; je songe à Mancini, à Henriette, à La Vallière; je retrouve partout Louis le Grand. Non que le poëte ait cherché de froides allusions : il a vécu et pensé avec son siècle, il s'est inspiré de ce qu'il a senti lui-même et vu autour de lui; il a rendu à la société, sous une forme brillante, ce qu'elle lui a prêté d'inspirations. La tragédie n'est plus, comme chez Corneille, l'héroïsme devenu entraînant; c'est la passion devenue héroïque. Le ressort dramatique n'est plus l'admiration, mais l'attendrissement. Le poëte nous élève moins; il nous replie sur nousmêmes. L'art gagne en vérité ce qu'il perd en hauteur. N'attendez même pas les commotions violentes du pathétique. Les artistes anciens les dédaignaient dans l'intérêt de la beauté2: Racine les évitera au nom des convenances. Ses effets seront mesurés à la délicatesse d'une cour sensible aux nuances les plus légères. Malgré les différences qui le distinguent de son prédécesseur, il y a entre eux une ressemblance que leur imposait leur époque. Tous deux sont spiritualistes au plus haut degré; tous deux cherchent exclusivement dans la nature morale la source de leur puissance. Ils dédaignent ou ignorent le spectacle extérieur, le mouvement matériel de la scène, les couleurs toutes faites de l'histoire. Leurs tableaux

1. Jean Racine naquit à la Ferté-Milon en 1639; il mourut en 1699. 2. Voyez le Laocoon de Lessing et Winckelmann.

ne sont pas des portraits, mais des types; ce sont des idées qui ont pris sous leur main un corps et un visage. Ces poëtes n'embrassent point, comme Shakspere, la réalité grossière pour l'élever à l'idéal; ils saisissent la pensée dans son germe et l'échauffent sous leurs ailes, jusqu'à ce qu'elle ait reçu la vie.

De là cette unité sévère, que subit Corneille et dont Racine porte le joug si légèrement. De là ce petit nombre de personnages, toujours restreint aux indispensables besoins de l'intrigue; de là cette marche rapide et non interrompue d'un seul et unique fait; de là enfin ces grands portiques déserts où se rencontrent les interlocuteurs, endroits vagues, sans caractère et sans nom, où s'agite une action idéale dépouillée avec soin de tout épisode vulgaire; en sorte qu'on peut dire qu'il y a moins unité de temps et de lieu, que nullité de temps et de lieu. L'action morale, spirituelle, semble vivre en elle-même comme la pensée, et n'occuper ni durée ni espace.

Quoique Racine, dans ses conceptions, soit moins sublime que Corneille, quoiqu'il réduise ses personnages à des proportions plus humaines et plus naturelles, il faut bien se garder de croire qu'il n'ait pas aussi son idéal. Ses caractères sont ennoblis, non par leur perfection morale, mais par le libre développement de leur nature: ils atteignent par là un plus haut degré d'être, c'est-à-dire de beauté. Dans cette sphère merveilleuse, peuplée de rois et de héros, l'air est moins lourd sur ces nobles fronts; les nécessités vulgaires de la vie n'oppressent plus les poitrines; les cœurs se dilatent sans autre obstacle que le choc des passions rivales, ou les limites infranchissables de la condition humaine. Les passions de la cour deviennent les passions de l'humanité, et l'œuvre de Racine restera impérissable comme elles.

L'action n'est pas moins poétiquement transfigurée. Quelle habile gradation d'intérêt! quelle heureuse combinaison de péripéties! comme tout est savamment préparé, motivé, justifié! Pas une lacune dans le tissu des incidents, pas une invraisemblance. Le spectateur est entraîné sans repos, sans relâche, depuis l'exposition jusqu'au dénoûment. Le poëte

est comme la providence de ce petit monde dramatique : il a prévu et arrêté les événements, et n'en laisse pas moins aux personnages qu'il a créés toute leur liberté morale.

Mais c'est surtout par le style que Racine enveloppe ses héros d'une magnificence idéale. Ici, nous serions bien tenté de nous en tenir à l'opinion de Voltaire qui voulait que pour toute critique on écrivit au bas de chaque page Beau! sublime! harmonieux!» Nous préférons pourtant ajouter quelques lignes remarquables du disciple d'un grand maître, devenu lui-même un maître distingué1: elles nous indiqueront par quels procédés l'écrivain a pu atteindre à cette perfection qui charme et désespère.

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« Avant tout, Racine est de l'école d'Horace; il a pris pour règle ce précepte qu'on peut enfreindre et qu'on n'abroge pas :

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« Et quæ

Desperat tractata nitescere posse, relinquit. »

Il choisit donc entre les idées qui s'offrent à son esprit; et de celles qu'il conserve et qu'il enchaîne, il forme une trame solide et délicate, qui est, selon Buffon, comme la substance du style. Bientôt cette chaîne logique s'éclaire d'images et s'anime de sentiments; car, pour devenir poétique, la pensée doit émouvoir le cœur et frapper l'imagination. Telle est la matière que le langage rendra sensible. Arrivé à ce point, le poëte choisit encore, et le vocabulaire où il puise les mots destinés à peindre et à toucher, tout restreint qu'il est, lui offrira d'abondantes ressources, parce qu'il sait ennoblir les termes vulgaires par la place qu'il leur donne, parce qu'il rajeunit ceux que l'usage a fatigués, en les rappelant à leur acception primitive, parce qu'il prête à tous une lumière nouvelle, un relief inattendu par des alliances si heureuses que le succès en efface la hardiesse. En effet, Racine n'a pas moins osé que les novateurs les plus téméraires; seulement il a mieux réussi. Au reste, ses plus grandes hardiesses se rattachent ou aux habitudes de notre vieux langage, ou aux sources latines. Fidèle à cette double tradition même dans

1. M. Geruzez, Théatre choisi de Racine. Paris, 1847, préface, p. xxv.

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