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joie pour tous les savants de retrouver sur la scène, de voir vivre et d'entendre parler ces personnages de l'histoire ancienne qui leur étaient familiers! Auteur et acteurs, dans l'ivresse de leur succès, se décernèrent à eux-mêmes un triomphe aussi classique que leur pièce. Dès que le cinquième acte fut terminé au milieu des applaudissements, ils partirent pour Arcueil; là dans un joyeux festin ils amenèrent un bouc couronné de lierre et de fleurs, en l'honneur du poëte français et en souvenir de l'antique Thespis. Si maintenant on estime en elles-mêmes et à leur propre valeur les tragédies de la nouvelle école qui donnaient lieu à de pareilles ovations, que ce soit une Cléopâtre, une Didon, une Médée, un Agamemnon, un César, voici ce qu'on y remarque constamment nulle invention dans les caractères, les situations et la conduite de la pièce, une reproduction scrupuleuse, une contrefaçon parfaite des formes grecques; l'action simple, les personnages peu nombreux, des actes fort courts composés d'une ou de deux scènes et entremêlés de chœurs; la poésie lyrique de ces chœurs bien supérieure à celle du dialogue; les unités de temps et de lieu observées moins en vue de l'art que par un effet de l'imitation; un style qui vise à la noblesse, à la gravité et qui ne la manque guère que parce que la langue lui fait faute.... telle est la tragédie chez Jodelle et ses contemporains 1. Robert Garnier, sans rien changer au système de Jodelle, sans apporter au théâtre un talent plus véritablement dramatique, donna au style plus d'élévation, en s'appropriant quelque chose de la concision brillante de Sénèque. Quelque faible et mensongère que fût cette apparition du drame antique, elle suffit pour décréditer à jamais les vieux mystères, et pour léguer à la tragédie française ce caractère de gravité imposante, cette unité et cette simplicité sévère dont nos grands auteurs ont accepté le joug. Le système classique du théâtre français a eu pour fondateurs, non pas Corneille et Racine, mais Jodelle, La Péruse et Garnier.

La comédie nouvelle se sépara moins brusquement de la

4. Sainte-Beuve, Histoire du théâtre français au XVIe siècle.

farce du moyen âge : elle parut la régulariser plutôt que la supplanter. Elle s'appuya aussi de l'exemple des comédies italiennes. Jean de La Taille, dans ses Corrivaux, la première de nos comédies régulières en prose, suivit tour à tour les traces de l'Arioste, de Machiavel et de Bibbiena. Larrivey, qui mérite, après l'auteur de Patelin, d'être regardé comme le meilleur comique de notre vieux théâtre, déclara ouvertement l'intention d'imiter les poëtes comiques de l'Italie, et il le fit souvent avec succès'. Aussi « à part une immoralité grossière, les comédies de cette époque ne manquent pas de mérite et d'agrément. Un vers de huit syllabes, coulant et rapide, un dialogue vif et facile, des mots plaisants, des malices parfois heureuses contre les moines, les maris et les femmes, y rachètent pour le lecteur l'uniformité des plans, la confusion des scènes, la trivialité des personnages, et les rendent infiniment supérieures aux tragédies du même temps. »

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Dubartas; d'Aubigné.

Les disciples de Ronsard à Paris sentirent où était la vraie supériorité de leur maître et le suivirent volontiers dans la poésie légère et tendre. Du Bellay, Belleau, Guy de Tours, Desportes, pindarisèrent peu; ils se contentèrent de pétrarquiser. Il n'en fut pas de même en province : il s'éleva, loin de la Pléiade, un poëte qui trouva le moyen d'exagérer encore le faste pédantesque du réformateur. Dubartas enfanta, sous le titre de la Création du monde ou la Semaine, une véritable encyclopédie poétique où n'entre rien moins que l'univers, depuis les étoiles fixes jusqu'au dernier insecte. Toute la physique de l'antiquité et du moyen âge, toute la cosmogonie de la Bible et d'Ovide sont enchâssées dans des vers d'une incroyable emphase. On a dit avec esprit que c'est la création du monde racontée par un Gascon. C'est bien Dubartas dont la muse en français parle grec et latin; c'est lui qui peint, ou du moins qui nomme

1. Lui-même était Italien, et se nommait Giunti ; son nom français Larrivey (l'arrivé) n'est que la traduction du nom de sa famille.

2. Sainte-Beuve, ouvrage cité.

3. Né près d'Auch en 4544; mort en 1590.

Apollon porte-jour; Herme, guide-navire ;
Mercure échelle-ciel, invente-art, aime-lyre....
La guerre vient après, casse-lois, casse-mœurs,
Rase-forts, verse-sang, brûle-bois, aime-pleurs.

Avec ses grands mots et ses interminables descriptions, Dubartas a de la verve, des idées nobles, un enthousiasme vrai et communicatif. Son ouvrage eut trente éditions en dix ans, fut traduit dans presque toutes les langues, et il continue à jouir d'une grande réputation chez nos voisins d'outre-Rhin, moins choqués que nous des monstruosités de son langage.

Il est encore un poëte, bien plus remarquable, à notre avis, que Dubartas, qui, loin de la capitale, au sein d'une vie agitée et guerrière, conserva jusque dans la première partie du xvir siècle la langue rude, obscure, inégale, mais énergique et puissante des commencements de Ronsard. C'est Agrippa d'Aubigné, auteur d'une histoire universelle, d'intéressants mémoires et de pamphlets pleins de malice1. Protestant devoué, il a reçu de ses convictions, de ses haines vigoureuses contre un catholicisme persécuteur, une inspiration ardente, que les poëtes du XVIe siècle ignorent presque toujours. Ses Tragiques, satire religieuse et politique, incohérent mélange de mythologie grecque, d'allégories morales et de théologie, s'illuminent souvent d'éclairs d'indignation, et présentent à l'admiration de la critique les plus mâles beautés. L'esprit hébraïque y respire, dit M. Sainte-Beuve, pareil à cet esprit de Dieu qui flottait sur le chaos. Au contraire des poëtes contemporains, adorateurs exclusifs de la forme, d'Aubigné, comme les prosateurs, s'attache à la pensée, il la saisit et la dompte avec une telle puissance qu'il la contraint presque de se courber sous la rude enveloppe de son langage. On sent ici le voisinage du grand siècle; l'union de l'idée et de la forme est presque accomplie. Ici, comme dans la prose, c'est encore la forme qui pèche. Elle trahit encore le tumulte d'une époque de désordre et de confusion. Le poëte le déclare-lui-même :

4. Né en 1550; mort en 1630. Principales œuvres Histoire universelle de 1550 à 1601.- Aventures du baron de Feneste. La Confession de Sancy. · Les Tragiques données au public par le larcin de Prométhée; au Désert, 1616.

Si quelqu'un me reprend que mes vers échauffés
Ne sont rien que de meurtre et de sang étoffés,
Qu'on n'y lit que fureur, que massacre et que rage,
Qu'horreur, malheur, poison, trahison et carnage,
Je lui réponds: ami, ces mots que tu reprends
Sont les vocables d'art de ce que j'entreprends.
Les flatteurs de l'amour ne chantent que leurs vices,
Que vocables choisis à peindre les délices,
Que miel, que ris, que jeux, amours et passe-temps:
Une heureuse folie à consumer le temps....

Ce siècle autre en ses mœurs demande un autre style :
Cueillons des fruits amers desquels il est fertile.
Non, il n'est plus permis sa veine déguiser,

La main peut s'endormir, non l'âme reposer.

Qu'il est beau néanmoins, quand sa pensée, dissipant les nuages d'une expression laborieuse et triste, éclate tout à coup, comme un glaive qui sort du fourreau! avec quel enthousiasme il glorifie les martyrs étouffés dans les flammes des bûchers!

Les cendres des brûlés sont précieuses graines,
Qui, après les hivers noirs d'orage et de pleurs,
Ouvrent, au doux printemps, d'un million de fleurs
Le baume salutaire, et sont nouvelles plantes,
Au milieu des parvis de Sion florissantes.
Tant de sang, que les rois épanchent à ruisseaux,
S'exhale en douce pluie et en fontaines d'eaux,
Qui, coulantes aux pieds de ces plantes divines,
Donnent de prendre vie et de croître aux racines.

CHAPITRE XXVIII.

ACCOMPLISSEMENT DE LA RÉFORME LITTÉRAIRE.

RÉGNIER.

MALHERBE.

Régnier.

Il était évident que la réforme de Ronsard et de la Pléiade n'était pas définitive. C'était un effort violent opposé à une

:

torpeur extrême : la révolution avait passé le but sans l'atteindre. Il lui fallait un modérateur. Elle en eut deux, Régnier et Malherbe tous deux doués d'un talent original, tous deux grands écrivains, l'un plus poëte, l'autre plus grammairien; tous deux réformateurs, l'un par instinct, l'autre par système. Ni l'un ni l'autre n'eurent pleine conscience de leur œuvre; Régnier crut défendre Ronsard, par attachement pour Desportes, son oncle: en réalité il défendit et reproduisit Marot, dont il avait toute la libre allure avec plus d'énergie et de couleur. Malherbe crut ruiner l'école de la Pléiade et ses innovations gréco-latines; il en assura le succès en le réglant. Vainement biffa-t-il tout Ronsard, il n'accomplit pas moins ce que Ronsard avait tant souhaité ; il donna à l'idiome vulgaire toute la noblesse des langues. antiques.

Régnier, par inspiration vraie, par nonchaloir, par insouciance, par abandon à la bonne loi naturelle, revint au simple, au vrai, et rentra sans le savoir dans la vieille école gauloise, qu'il enrichit toutefois d'heureuses imitations. Il suivit par génie l'excellent précepte de du Bellay; « il transforma en soi les meilleurs auteurs, et, après les avoir digérés, les convertit en sang et nourriture. » Il fut le premier en France qui écrivit de véritables satires à l'imitation d'Horace et des poëtes bernesques. Mais son imitation n'était plus le calque servile imaginé par la Pléiade, c'était la féconde émulation, la puissante rivalité du talent. Régnier, il est vrai,

Règle sa médisance à la façon antique;

mais les ridicules et les vices qu'il fait poser devant nous n'ont plus rien de latin; ce ne sont pas les contemporains d'Auguste, mais bien ceux de Henri IV. Ne reconnaissez-vous pas ce hobereau

4. Mathurin Régnier, né à Chartres en 1573, chanoine de l'église de NotreDame en cette ville, mourut Rouen en 1643. - OEuvres seize satires, trois épîtres, cinq élégies, odes, stances, épigrammes.

2. L'excellente édition des OEuvres de Mathurin Regnier, par M. Viollet Le Duc, indique avec soin les passages que le poëte français a pris pour modèles, et met ainsi le lecteur à même d'apprécier le mérite de l'imitation.

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